mercredi 26 septembre 2012

La paix sans la fracture hydraulique

    Sous le signe de : «une paix durable pour un avenir durable», la Journée internationale de la paix a été célébrée le vendredi 21 septembre dernier. Ban Ki-Moon, le secrétaire général des nations-Unies, a affirmé que «Les ressources naturelles doivent être utilisées au profit de la société, et non pour financer des guerres ». Précisément, le lendemain, c'est-à-dire le samedi 22 septembre 2012, prenait place la première journée internationale d’actions coordonnées par la société civile contre la fracturation hydraulique, les gaz et pétrole de schiste. Il aurait alors mieux valu faire deux en un et célébrer la paix en condamnant la fracturation hydraulique, cette technique d'exploitation des gisements de gaz de schiste, qui pose un risque pour les sources d'eau potable.
   Plus d’une centaine d’actions ont eu lieu sur cinq continents et dans près de vingt pays, pour repousser en force ce projet dévastateur, avec des vides bien évidemment puisque ni la Chine, ni l’Algérie ni la Tunisie n’étaient de la partie. Bien que depuis peu, une sensibilisation aux dangers du gaz de schiste commence à voir le jour en Tunisie, dans le grand chantier de la transition. Une page facebook « Non au gaz de schiste » a été crée par les internautes pour s’informer sur ce phénomène relativement neuf, qui suscite des controverses et chez les scientifiques et chez les politiques. Pendant ce temps, les problèmes socio-économiques continuent à miner des franges importantes de la population pauvre et déshéritée, notamment dans les régions. Sans oublier que le destin des martyrs, des blessés et des chômeurs demeure jusqu’à ce jour incertain. A ce propos, le commentaire d’un jeune blogueur de Sidi Bouzid donne à réfléchir. Celui-ci écrit sur sa page facebook« La question du gaz de schiste risque d’occulter le problème des martyrs et des blessés de la révolution. Donne-moi les moyens de vivre aujourd’hui et tue-moi demain… » !  

Bent Masryyah

  Pendant ce temps, des cyberactivistes égyptiens lancent une campagne contre le harcèlement sexuel. Ce phénomène qui a marqué les événements violents de « Tahrir square », depuis le début de la révolution, ne concerne certainement pas que l’Egypte et ne date pas d’hier. Selon un sondage publié par l'agence de presse Reuters, deux tiers des hommes égyptiens harcèlent les femmes. Dina Ayoub, une bloggeuse égyptienne  de 26 ans résidant au Canada, a réagi à cette enquête en rédigeant un message intitulé « Epidémie de harcèlement sexuel en Egypte ». Pour elle, il s’agit d’un problème d’éducation. « Beaucoup d’hommes instruits en Egypte ont un esprit extrêmement borné et arriéré. L’enseignement des droits : voilà une nouvelle discipline qui devrait être ajoutée aux programmes scolaires dès la première année. Peut-être que si les gens comprenaient ce que signifient le droit pour chacun d’être traité avec respect et la liberté, alors le harcèlement serait moindre. Mais c’est mon côté optimiste qui ressurgit. Nous en sommes bien loin. » De son côté, Hala Al Baz a lancé, sur les réseaux sociaux, un projet de traduction du Coran, de l’arabe littéraire vers l’arabe dialectal égyptien. 
  Cette belle initiative s’adresse bien évidemment aux analphabètes, estimés à 40% de la population en Egypte, et que l’auteure de la page facebook « Bent Masryyah » laisse ouverte à toutes les contributions, à condition, prévient-elle, d’argumenter en utilisant la raison et non pas le texte. Il s’agit donc de réécrire et non d’expliquer en utilisant les techniques complexes de l’exégèse. Car la paraphrase peut acquérir toute sa teneur avec le dialectal. Si l’on convient que la Bible a été réécrite à plusieurs reprises, au fil des siècles, malgré toutes les contestations, et que cela a servi à mieux la faire connaitre et comprendre, on peut voir de la même manière dans cet autre projet de réécriture du Coran, en contrepoint de la méfiance qu’il peut susciter, le besoin de redire le message sacré d’une manière qui s’adresse aux contemporains. Avec cette relecture accessible à tous, la question de l’oppression des femmes au nom de la religion pourrait bien être subvertie et tomber bien des obstacles érigés au nom du sacré.

Le potentiel de la Tunisie en gaz de schiste est-il une manne ou une malédiction ?

L’intérêt accru du Qatar, ainsi que les nombreuses visites de hauts responsables américains en Tunisie sont pour les spécialistes, des indices supplémentaires de l'enjeu énergétique que représente les réserves de gaz et de pétrole en Tunisie. En fait, des études, comme celle du « United States Geological Survey », sont venues confirmer, dès 2011, la présence de deux  grands bassins pétroliers en Tunisie et en Libye. Mais avec l’attrait qu’offrent désormais les gisements de gaz de schiste, compte tenu de la raréfaction et de la hausse des prix des hydrocarbures conventionnels, une polémique inédite interpelle l’opinion publique tunisienne.

   Pour rappel, l’exploitation du gaz de schiste se fait actuellement selon le procédé de fracture hydraulique, une technique qui fait de plus en plus polémique. D’ailleurs, le 22 septembre 2012 marquait la première journée internationale d’actions coordonnées par la société civile contre la fracturation hydraulique, les gaz et pétrole de schiste. Une mobilisation commence. Au même moment, à Hammamet, se tenait un sommet du gaz et du pétrole, d’où les journalistes furent bannis. Désertée par les associations et les partis politiques, cette rencontre invitait notamment deux grandes entreprises spécialisées aux États-Unis dans le secteur de la fracturation hydraulique profonde, à savoir Halliburton et Schlumberger. Le secret qui continue à entourer la question ne fait qu’accentuer les inquiétudes déjà persistantes, face au manque de transparence du gouvernement.


   Mohamed Lamine Chakhari, ministre de l'Industrie, avait annoncé début septembre que «la société Shell Tunisie procèdera, en 2013, au forage de 4 puits pétroliers dans la région du Centre, moyennant une enveloppe de 150 millions de dollars (250 milliards de dinars)». L’emplacement final de ces puits, actuellement prévus à Kairouan, Sousse, El Jem et Sfax Nord, serait identifié après les opérations de prospection, a souligné, quant à lui, Mounir Bouaziz, vice-président de Shell Tunisie pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord (Mena), ajoutant que de nouvelles techniques, utilisées en Amérique, seront pour la première fois mises en application en Tunisie et dans la région MENA. Quant on sait que les deux techniques actuellement expérimentées aux Etats-Unis sont aussi risquées pour l’environnement que la technique de la fracturation hydraulique, on se demande à quoi fait allusion le vice-président de Shell Tunisie. Il s’agit de la technique de "fracturation pneumatique", qui consiste à injecter non pas de l'eau mais de l'air comprimé dans la roche mère afin de la désintégrer, ou à utiliser la fracturation en injectant du propane gélifié.

Le gaz de schiste déjà exploité sous Ben Ali 

   Hamma Hammami, le porte-parole du parti des ouvrier tunisiens, avait donné l’alerte, lors d’une émission télévisée transmise le 17 septembre 2012, en dénonçant une politique énergétique opaque, faisant notamment référence à l'intention de Shell d'expérimenter l'exploitation des gaz de schiste à Kairouan, mais aussi au marché conclu avec le « Qatar Petroleum », sans appel d'offres, concernant les mégaprojets de la raffinerie Skhira et du gisement de phosphate Sra-Ouertane. Le Parti des verts pour le progrès (PVP) a rappliqué, lui, samedi dernier, pour avertir le gouvernement des « énormes menaces » que font peser les opérations d’extraction du gaz schiste sur les ressources hydriques, la santé humaine et la pollution de l’air et de l’eau potable ».

   Mohamed Balghouthi, consultant en intelligence économique et expert en ressources minières, publie dès le 11 septembre un article sur les risques du gaz de schiste qu’il décrit comme un « danger absolu car il touche directement l’eau, la terre, et l’air, donc la vie, par une pollution irréversible». Selon Mohamed Balghouthi, le gaz de schiste a été exploité «la première fois sur le continent africain, en mars 2010, sous le gouvernement Ben Ali,  on a creusé dans notre pays à 4000 m de profondeur, injecté des milliers de m3 d’eau, plusieurs tonnes de sable et de céramique, quelques centaines de m3 de solvants hautement toxiques, pour extraire du gaz de schiste ». Une opération menée par l’entreprise Perenco qui a foré dans la concession "El Franig" à quelques km de Chott El Jérid, au sud de la Tunisie. Ce que confirmera lors d’un débat radiophonique le P.D.G. de l'E.T.A.P. (Entreprise Tunisienne d'Activités Pétrolières) M. Mohamed Akrout, qui a reconnu que  «la fracturation hydraulique, technique par laquelle on injecte sous haute pression un cocktail de produit chimique pour fissurer la roche et extraire le pétrole et le gaz que contient cette dernière, est déjà pratiquée au sud de la Tunisie».

    Le nucléaire et les gaz de schiste font actuellement l'objet d'un âpre débat mondial. Les partisans de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels espèrent que la conjoncture économique et l’exemple américain finiront par faire évoluer les termes du débat. Alors que ses adversaires continuent à se mobiliser. Certains pays européens ont suspendus des projets, comme en France où François Hollande a rejeté sept demandes de permis d'exploitation, sans pour autant fermer la porte à éventuels projets futurs. Le nouveau gouvernement québécois a, quant à lui, maintenu le moratoire sur l'exploration et l'exploitation des gaz de schiste. Pendant que l'Afrique du Sud annonçait le 21 septembre dernier, la levée d'un moratoire sur l'exploration de gaz de schiste. L'Algérie pourrait s'y mettre aussi avant la fin de l'année.

L'opacité du ministère de l'industrie
 
   Le 19 septembre dernier, Mohamed Lamine Chakhari, ministre de l’Industrie, annonce qu’en vertu de la convention conclue avec le groupe Shell, des travaux de prospection auront lieu dans la zone du « bassin de kairouan » et utilisera des techniques de forage sur une profondeur de plus de 4500 mètres. S’agissant de l’exploitation du gaz de schiste, le ministre affirme que « les techniques d’exploitation de ce gaz, qui ont connu un grand succès aux Etats-Unis et au Canda, ne sont pas dangereuses dans tous les cas » ! Provenant d’un haut responsable, ces propos sont pour le moins déroutants et irresponsables, quand on sait le désastre environnemental causée précisément aux États-Unis où ce procédé a été autorisé. De plus, quelle que soit la technique employée pour l'extraire, l'exploration et l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels est dangereuse à tous points de vue, comme l’a prouvé la gigantesque enquête sur les gaz de schiste publiée en février 2011 par le New York Times, qui donne non seulement les preuves d'effets sur la santé qui se multiplient, mais révèle aussi que l'eau rejetée par les puits est radioactive.

   La polémique prenant de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux sociaux, le ministère de l’Industrie diffuse un communiqué, publié samedi 22 septembre, où il affirme «qu’aucun permis d’exploration du gaz de schiste n’a été accordé», précisant que la commission consultative des hydrocarbures a examiné une demande présentée par la société Shell pour la réalisation, en 2013, de travaux de prospection d’hydrocarbures traditionnels (pétrole et gaz) et non conventionnels (gaz de schiste)». Mais des remous, au sein de l'Entreprise Tunisienne d'Activités Pétrolières (ETAP), semblent attester du contraire.

Démission d’un directeur à l’ETAP

    Salah Ben Salah, géologue et directeur de l’exploitation à l’ETAP a démissionné récemment de son poste, suite à son désaccord sur le marché discuté avec le groupe Shell, depuis avril dernier. Mr. Ben Salah a déclaré au Courrier de Tunisie qu’il ne s’oppose pas totalement à l’extraction de cette énergie prometteuse, mais dénonce, en revanche, la complaisance des autorités avec l’industrie et les multinationales, qui continuent à imposer leurs lois, même après la révolution du 14 janvier. En effet, selon lui, un principe de précaution devrait s’imposer en ce qui concerne l’exploitation du gaz de schiste, qui pourrait se faire dans des zones à faible densité humaine et agricole, comme par exemple l’extrême sud tunisien, afin d’en limiter les dégâts. 

    De plus, se demande Mr. Ben Salah, « Pourquoi autant de précipitation pour conclure ces marchés qui vont nous engager à long terme ? Nous ne savons que très peu de choses en Tunisie à propos de cette technique nouvelle qui est encore en état d’expérimentation partout dans le monde ». En outre, le directeur d’exploitation démissionnaire relativise l’impact économique de cette manne énergétique, surtout que la rentabilité de ce type d’exploration est tributaire du « coast oil », qui est la part de la production affectée au remboursement des coûts pétroliers supportés par le contracteur, et du « profit oil », c'est-à-dire la part de la production affectée à la rémunération de l'Etat et du contracteur, après déduction de la redevance et du cost oil.

   Il est évident que là, l’échéance du 23 octobre 2012, date à laquelle s’achève, en principe, le mandat de l’assemblée nationale constituante, redouble la polémique. Car le temps énergétique dépasse le temps électoral et les investissements énergétiques sont destinés à produire pendant des décennies. Mais parce que ces décisions engagent le destin de tout un peuple, la question doit être débattue publiquement, afin d’en évaluer les risques et les gains, qui ne peuvent être perçus qu’à long terme. Les citoyens tunisiens ont le droit de savoir et d’être informés.


*Paru dans le "Courrier de Tunisie" de cette semaine!

vendredi 21 septembre 2012

La vraie guerre est derrière la guéguerre des symboles


Après les violences provoquées par un film anti-islam réalisé aux Etats-Unis, l’hebdomadaire Charlie Hebdo relance la polémique en publiant des caricatures de Mahomet, qui seraient « plus provocantes que celles déjà diffusées par l'hebdomadaire en novembre 2011 ». D’un côté comme de l’autre, les réactions prouvent, s’il en faut, que l’interférence du politique continue à occulter les vrais enjeux de cette fausse guerre des symboles.

    Alors que des clients se sont précipités ce matin dans les kiosques parisiens pour acheter et détruire les exemplaires de Charlie Hebdo, Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères a estimé que les caricatures jetaient "de l'huile sur le feu" dans le contexte actuel. Des propos critiqués par certains journalistes français qui objectent que « la presse n'a pas à tenir compte du "contexte » », car  « elle n'est pas là pour mettre de l'huile, mais pour mettre de l'intelligence ». En face, Al-Azhar, la plus haute autorité de l'islam sunnite, basée au Caire, en Egypte, déclare, au nom de « tous les musulmans » qu’il « refuse catégoriquement l'insistance d'une publication française à éditer des caricatures portant atteinte à l'islam et à son prophète ».
    
     En Tunisie, d’aucuns craignent que la polémique n’infléchisse la suite du débat sur les lois relatives à la liberté d’expression et de création. Et pour cause, l’inculpation d’artistes dans « l’affaire du palais Abdellya » rejoint l’affaire des deux jeunes caricaturistes tunisiens de Mahomet, condamnés à sept ans de prison, en mai dernier, sur la base du code pénal tunisien.  Le parti Ennahdha ayant proposé à l’Assemblée Nationale Constituante, un projet de loi qui prévoit une peine de deux à cinq ans de prison pour tout ce qui portera «atteinte au sacré» par la diffamation mais aussi la «dérision». Et tout récemment, Rached Ghannouchi, ramenait les dernières violences à l’absence d’une loi incriminant l’atteinte au sacré. Pour d’autres, il serait plus judicieux de proposer une loi universelle qui protège les religions de toute atteinte, de la même manière qu’elle protège le patrimoine culturel de l’humanité.

   Si l’on ajoute à cela, le tollé provoqué, vendredi dernier, par la subversion du logo de l’assemblée constituante, constatée sur un bloc-notes où l’étoile de David, à six branches, a remplacé l’étoile à cinq branches surmontant le drapeau national, cette succession de faits et incidents n’est plus aussi étrange. Car elle ne fait que révéler une stratégie concertée, qui de plus est, coïncide avec un effet de communication sur le 11 septembre. Non sans oublier que la prime promise pour l'assassinat de Salman Rushdie a été augmentée récemment à 3,3 millions de dollars. En effet, depuis 1989, le livre de Salman Rushdie "Les Versets sataniques" avait été jugé blasphématoire par l'ayatollah Khomeini et son auteur fut frappé d'une fatwa, le contraignant à la clandestinité.

     Au-delà des théories du complot rabâchées en de telles occasions, nul ne peut nier aujourd’hui l’influence et la dangereuse efficacité des courants d’extrême-droite de tous bords. La grande question est maintenant de savoir de quelle façon infléchir la réflexion voire la ré-action pour se situer dans l’universel et travailler à garantir l’égalité des confessions, des religions et des cultures, et à subvertir les rapports de forces imposées par le politique.

Politiques du mépris

    Ce qui est arrivé, dans les ambassades américaines et européennes, à cause d’un très mauvais film, qui de surcroit s’avère inexistant, est troublant et intolérable. A Tunis, il paraît que cela aurait pu être pire si le Président Marzouki n’avait pas envoyé sa garde en renforts. Et ce lundi, l’ambassadeur américain Jacob Walles rappelait au ministre tunisien des affaires étrangères, Rafik Abdessalem, le devoir des pays hôtes d’assurer la sécurité des missions diplomatiques, tel que le stipule la Convention de Vienne. Ce devoir ne fut pas honoré le 14 septembre dernier, et ce n’est pas le seul. Au-delà du politiquement incorrect, quel sens donner à ces graves défaillances sécuritaires qui se multiplient dans des pays où une fragile transition tente de prendre place ? Quelques réflexions ici et là nous semblent devoir être prises en compte pour essayer de comprendre ce qui est entrain de changer dans les mentalités, et suivant dans les rapports de forces.
La première réflexion consiste à déceler le paradoxe qu’il y a à autoriser, au nom de l’islam, l’expression violente des points de vue, tandis que d’un autre côté, au nom de ce même islam, la liberté d’expression et de création est interdite. En cela, les islamistes s’accordent parfaitement avec les dictatures « laïques » du monde arabe, en l’occurrence celle de Syrie, où de terribles massacres continuent à ne pas inquiéter les preux défenseurs de l’islam. C’est ce que constate Subhi Hadidi, dans sa dernière colonne d’Al-Quds Al-Arabi : « L’islam et la plus grande offense ». Autre paradoxe, reniant les lois civiles, les islamistes revendiquent en revanche une loi qui incrimine l’atteinte au sacré. Cheikh Rached Ghannouchi proposait, lui, tout récemment, que les Nations Unies promulguent une telle loi. Et Subhi Hadid de relever que les communautés musulmanes sont éparpillées, fragmentées et incapables de constituer des groupes de pression pour que l’occident promulgue une loi qui protège les sentiments des musulmans.
La seconde est émise par des jeunes sur les réseaux sociaux qui voient dans les terribles images du meurtre de l’ambassadeur américain à Benghazi, la contrepartie des horreurs commises à Abou Ghrib,  Guantanamo, en Irak, en Afghanistan… et dont les images sont venues redoubler et exacerber les politiques du mépris déjà exercées à l’intérieur par les dictatures du monde arabe.

La plus grande offense

Face au retour violent du sacré communautaire, l’intégrité des individus fait peu de cas dans l’ancien nouveau marché des totalitarismes, qui n’exclut ni le machisme ni la torture. Des jeunes violées et torturés à mort dans des postes de police, une jeune fille violée par des policiers, mais « trouvé dans une posture immorale avec son copain », justifie-t-on, la liste s’allonge de révolutions en contre-révolutions. Dans une lettre ouverte adressée le 14 septembre dernier au porte-parole du ministère de l’intérieur, l’association « Manifeste du 20 mars » dénonce « violences, humiliations, tortures et viols, passés et présents » et « exige des enquêtes »!
« Serait-ce la logique de la razzia, monsieur ? Celle qui ne respecte pas les « bonnes mœurs » de la tribu en deviendrait un butin à la disposition des hommes ?... De quelle morale et de quelle décence nous parlez-vous ? Celles des agressions, arrestations, tortures et humiliations subies par les protestataires, par les marginalisé(e)s de cette terre ??! … Nous ne cesserons de réclamer l’enquête sur les dépassements subis par les hommes et les femmes, toutes les violences, humiliations, tortures, viols commis en toute impunité, et dont les auteurs continuent à ce jour à menacer la sécurité des citoyens et des citoyennes et leur intégrité physique et morale », écrivent les animateurs de l’association.
Continuer donc à dénoncer la violence et sa banalisation, en se rappelant qu’une certaine Hannah Arendt qualifiait les mouvements totalitaires de « sociétés secrètes au grand jour » et définissait le totalitarisme, avant tout, comme un mouvement, une dynamique de destruction de la réalité et des structures sociales, plus qu’un régime fixe. Ce mouvement est « international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques ». Car les livres, certains livres, servent fort heureusement à nous dire que l’ignorance sera toujours contre l’humain. 

lundi 17 septembre 2012

Les Non-Alignés sont-ils des Indignés ?

    Brièvement évoqué, par les grands et les petits médias, le XVIe Sommet des pays non-alignés s’est clos, à Téhéran, à la fin du mois dernier. Aux côtés de 120 ministres, vingt neuf chefs d’État ou de gouvernement y étaient présents, dont celui de l’Égypte, qui n’avait plus de relations avec l’Iran depuis les fameux accords israélo-égyptiens en 1980. Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a lui aussi, malgré tout, fait le déplacement pour son rituel discours sur la paix. Il en ressort que l’Iran prendra pour trois ans la présidence du Mouvement.

    Pourquoi ce Mouvement, qui représente les 2/3 de la population mondiale, n’a-t-il pas de poids dans des regroupements comme le G20, encore moins face au Brics ou au Groupe de Shanghai?
Si l’idée de Tiers-monde n’a plus le même sens que du temps de Tito, Nasser et Nehru, initiateurs des Non-Alignés, l’hégémonie semble prendre, en revanche, de la valeur démocratique ajoutée, avec notamment l’entrée en lice du Qatar et de l’Arabie Saoudite aux côtés de l’Occident.
Le « nouvel ordre économique international », prôné, autrefois, par le groupe des 77 et porté aux Nations unies en 1973 par le président Boumediene, n’a pas eu lieu. En le supplantant, l’altermondialisme prouve aujourd’hui que, même si la dénomination a changé, les pays du sud peinent toujours à nourrir leurs damnés de la mer.

Exodus 2012

    Certes, on peut comprendre que certains n’aient retenu que l’incident survenu lorsque le président égyptien Morsi a qualifié le gouvernement d’Assad d’ « oppressif », provoquant le départ de la délégation syrienne. Mais ce que l’on ne comprend pas, c’est ce silence brutal face à cet autre terrible naufrage de Lampedusa. Le flux continu de milliers d’immigrants maghrébins vers l’Italie, la rive la plus proche de l’autre Méditerranée, n’est plus ce que l’Europe, occultant les mémoires, appelle une crise politique, mais bien une tragédie humaine qu’il faut désamorcer de toute urgence. 
  
   Aussi vieille que le monde civilisé, l’histoire de l’immigration et ses déchirures ne semblent point émouvoir outre mesure les gardiens des hautes frontières. Comme par exemple, « l’Exodus 1947, ce bateau qui transporta en 1947 des Juifs émigrant clandestinement d'Europe vers la Palestine, alors sous mandat britannique. La marine royale britannique s'empara du navire, et renvoya tous ses passagers dans la zone sous contrôle britannique en Allemagne. La dureté de la répression anglaise aura une grande influence sur la future reconnaissance de l'État d'Israël », peut-on aujourd’hui lire sur Wikipédia. Sauf que les exodes se font aussi à l’envers.
Rivés à leurs cieux, ni ceux-ci, ni ceux-là ne feront de prière pour les naufragés. Et pendant qu’Ahmadi Najad, le Guide suprême de la République islamique iranienne, annonçait que le monde est désormais « en mouvement vers un nouvel ordre international où le Mouvement des non-alignés peut et doit jouer un nouveau rôle », Rafik Abdessalem, notre ministre des Affaires étrangères, explique que « les principales forces politiques issues de la Révolution et des urnes seront toujours là dans les prochaines années ».
Des urnes contre la Révolution, le Ciel contre la Mer, des frontières contre le mouvement, on ne peut logiquement s’aligner sur un tel renversement du divin et de l’humain.


*Chronique hebdomadaire publiée dans "Courrier de Tunisie". 

mercredi 12 septembre 2012

Entretien avec Subhi Hadidi, critique et traducteur *

"En général, ce qui s’écrit sur Mahmoud Darwich relève plus du cliché."



درويش وحديدي في بيت ومتحف الشاعر اليوناني قسطنطين كفافي بالإسكندرية
Darwich et Hadidi dans le musée du poète grec Constantin Cavafis à Alexandrie
      
   Quatre ans après sa disparition, Tunis se souvient encore et toujours de Mahmoud Darwich. Avec l’hommage que lui rendait, fin août dernier, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, la voix du poète palestinien résonne comme une ultime prémonition sur les déchirements de l’exil et des éternels retours. De Beyrouth à Tunis et de Tunis à Lampedusa, la scène palestinienne se pare de nos mémoires à venir. Invité d’honneur de cette manifestation, le Syrien Subhi Hadidi, critique et ami du poète, a donné une conférence sur « L’universalité de Mahmoud Darwich ». Egalement éditorialiste et traducteur, Subhi Hadidi a traduit plusieurs ouvrages en arabe dont « L'orientalisme » d’Edward W. Said. Il a écrit de nombreux articles sur la littérature arabe moderne, notamment la poésie et la fiction. Il est un contributeur régulier à Al-Qods Al-Arabi et de la revue Al-Karmel, fondée par Mahmoud Darwich . Il vit à Paris où il s’est exilé depuis plusieurs années. Dans l’entretien qu’il nous accorde, il revient sur l’itinéraire poétique et politique de Darwich, sur l’emboîtement de l’Autre chez le poète et sur le « Manifeste de Gafsa » de 2005.


+ Quelle était le rôle de Mahmoud Darwich dans la refondation du récit palestinien ?

-          L’une des étapes essentielles dans la poésie de Mahmoud Darwich, lorsqu’il était dans les territoires occupés, a consisté à construire une narration palestinienne adverse, si je puis dire, autour d’une identité propre. Il fallait à tout prix préserver la personnalité palestinienne, car à cette époque là, la colonisation n’était pas admise par l’Etat israélien qui considéraient les Palestiniens comme des citoyens, même si en vérité, ils étaient des citoyens de seconde zone. Mais les limites de la narration palestinienne étaient alors toutes simples, puisqu’il s’agissait de fixer l’identité palestinienne que les israéliens tentaient résolument de nier. Il fallait lutter, même timidement, contre l’emprisonnement des Palestiniens, qui étaient incarcérés, non pas pour leur enrôlement dans la lutte armée, comme ça sera le cas en 1967, mais à cause de leur présence dans les partis de gauche, et plus précisément dans le parti communiste israélien. Lors de la première étape arabe, avec son départ pour l’Egypte, puis pour Beyrouth, Darwich fut tiraillé entre deux tentations. D’une part, il voulait faire évoluer son esthétique poétique et s’enrôler dans les mouvements de la modernité arabe, mais en même temps, il en refusait les excès. C’est dans ce sens qu’il écrira son célèbre article « sauvez-nous de cette poésie », exprimant sa crainte de voir se creuser le gouffre entre le récepteur et le poète, à force d’exagérer la modernisation et l’expérimentation poétiques. En outre, cette séparation contribuait, selon lui, à amoindrir le récit palestinien dont la dimension culturelle avait pris une autre ampleur en intégrant les dimensions cananéenne, islamique et arabe. 

          Évidemment, il a commencé aussi à se rapprocher de plus en plus de l’institution politique, c'est-à-dire de l’Organisation de Libération palestinienne. Et c’est ainsi que son expression poétique rejoignait parfois, involontairement, les préoccupations politiques. Par exemple, quand le siège de Tall Ezzâatar a eu lieu, il n’avait pas d’autre choix que d’écrire le poème « Ahmed Azzâatar », ce qui l’engagea de plain-pied dans la politique. Le siège de Beyrouth déboucha également sur le poème « Beyrouth », et lors de l’invasion de Beyrouth, il se trouva dans l’obligation de composer une oraison à la mémoire des grands martyrs palestiniens comme Majed Abou Sharar ou Ezzeddine al-Qassam et bien d’autres. En somme, ces étapes poétiques restituent la position de Darwich vis-à-vis de l’identité palestinienne et témoignent de sa volonté de récupérer essentiellement les composantes culturelles, historiques et mythiques de cette identité. La dimension universelle commençait également à prendre forme à travers la relation tissée entre la cause palestinienne et la cause d’autres peuples opprimés. Ce n’est qu’après le départ de Beyrouth, en 1982, que Mahmoud Darwich allait inaugurer une étape tout à fait inédite dans sa poésie, avec la naissance de ce que Yannis Rítsos appelle « le lyrisme épique ». 

          Ainsi, les maux personnels commençaient à se mêler aux maux de la Palestine, et par conséquent, le récit de l’identité palestinienne transitait désormais par Mahmoud Darwich, l’Homme, qui s’est mis à rassembler les bribes de son histoire personnelle et à travers elle, à récupérer l’identité palestinienne. Là, le particulier a plus intégré le général, et le poème a atteint sa plus haute expression, à travers la similitude que Darwich a établi entre l’individu palestinien, représenté, non pas seulement par Mahmoud lui-même, mais aussi par l’individu palestinien dépouillé de son héroïsme absolu et sommé de fonder un récit aux multiples dimensions. C’est dans ce sens que Darwich écrit : « Qui impose un récit hérite la terre du Récit ».


+ Mahmoud Darwich a été marqué par un poète juif, son premier amour était aussi une juive, et son oppresseur est juif. L’Autre chez Mahmoud Darwich est-il essentiellement juif ?

-          A l’origine de la relation, il est clair que l’Autre était juif israélien et non pas seulement juif. En effet, et peu de gens le savent, Yehuda Amichai, qui est un poète juif israélien écrivant en hébreu, a beaucoup et longtemps marqué Darwich. Amichai est sans soude l’un des plus grands poètes du monde et il avait pris position contre l’institution militaire. Mais cet Autre Juif Israélien n’était pas sioniste. Son professeur à l’école était aussi juif et probablement son premier amour est juive, outre le fait que son geôlier était bien sûr juif. Et en fin de compte, cette proximité avec le juif était aussi culturelle parce que Darwich lisait en hébreu et s’est imprégné de la pensée, de la philosophie et des modèles poétiques juifs. Il s’agit de distinguer entre l’Autre juif qui a côtoyé Darwich sur la terre palestinienne, qui est devenue Israël, dans un partage conflictuel, non pas hostile, à propos de la terre et de l’identité. En réalité, cette relation conflictuelle était mesurée, car pour Darwich, l’Israélien était l’envahisseur et à l’intérieur de cet Autre, il y avait l’Autre impérialiste. Plus tard, l’Autre se transformera, chez Darwich, pour acquérir une dimension humaine à mesure que son expérience poétique tendait vers l’universel, comme c’est le cas dans le « Discours de l’Indien rouge ». L’Autre devint ainsi le Conquérant qui, partout opprime des peuples, l’Impérialiste d’une manière générale. 

         La troisième étape de cette conception de l’altérité va déboucher sur la relation de Darwich avec un Autre non identifié et donc avec l’Etre et en dialoguant avec cet Autre intérieur, il dialoguait avec lui-même, avec son Etre fragmenté, en tant que Palestinien et en tant que Poète. L’autre versant de ce dialogue, s’exprime dans sa vision de la Femme en tant qu’Autre complémentaire, sur un mode très sophistiqué et très complexe. Et je crois qu’il n’a pas eu le temps de développer cette relation où l’homme et la femme sont perçus tous deux comme des étrangers, tel qu’il l’exprime dans son recueil « Le lit de l’étrangère ».


+ Lors de votre intervention, vous avez évoqué le « Manifeste de Gafsa ». Quelle est l’importance de ce texte, aujourd'hui, pour la critique de Mahmoud Darwich ?

-          L’importance du « manifeste de Gafsa », c’est d’abord la très haute facture de la manifestation elle-même, que ce soit au niveau de la qualité des communications présentées, des questions posée ou de l’interaction avec le public. Il était étonnant qu’en un lieu comme Gafsa, il y ait un public qui interagit et avec le poète et avec les interventions des communicants. Pour Mahmoud Darwich, ce fut vraiment une renaissance au niveau de la critique. Par la suite vint l’idée d’écrire un manifeste, une sorte de texte de bienvenue où nous exprimons, en tant que critiques littéraires, notre point de vue sur la poésie de Darwich. Malheureusement, ce que nous avions souhaité dans ce manifeste n’a pas retenu l’attention des critiques arabes. Et, en général, ce qui s’écrit sur Mahmoud Darwich relève plus du cliché et du superficiel, sans doute parce que ce genre de discours réconforte et le chercheur et le lecteur. Pour Darwich, ce manifeste a aussi une valeur sentimentale parc qu’il est lié à l’accueil qui lui a été réservé à cette occasion.


dimanche 9 septembre 2012

La face cachée de la campagne #Ekbess *


Autant en arabe littéraire qu’en dialectal, le champ sémantique du terme « Ekbess » connote un manque à combler ( حفرة كبس), la  pression (qu’on met par exemple sur un enfant pour le discipliner), la compression (d’une bouteille dont on enfonce le bouchon), mais aussi la peur qu’inspire un cauchemar, quelqu’un qui vous surprend ou qui vous cerne (كبس عليه , كابوس,كبسو ), également le fait de recouvrir sa tête pour se cacher (l’accusé dans un tribunal par exemple) pour se protéger du froid ou pour soigner une migraine (راسو . كبوس كبس ).

Le mot Ekbess évoque en somme une force qui s’exerce dans le but de contraindre, de comprimer, de réprimer ou de cacher, et la très technophile campagne du web #اكبس #Ekbess ne change rien à l’impact idéologique négatif du terme. 

Lancée le 15 août dernier, #Ekbess est censée donc serrer la vis au gouvernement, comme l’a fait 7ell avec l’assemblée constituante concernant la transparence. Mais vu de plus près, le message de Ekbess réfère à un discours clos et totalitaire peu propice à la diffusion des idées de la transition démocratique.

Déjà, il s’avère qu’elle est portée par une tendance unique proche d’Ennahdha, comme le démontre l’enrôlement de propagandistes tel que Houcem Eddine Trabelsi, admin d’une page Facebook (أنا خوانجي ، إيه نعمأنا خوانجي) et responsable de l’information électronique au ministère des Droits de l’Homme. Emblématique de l'investissement d’Ennahdha sur les réseaux sociaux, le choix du hashtag #Ekbess ne fait en fait que confirmer l’homogénéité idéologique du mouvement.

Est-il étonnant d’ailleurs que cette initiative soit reçue positivement par Samir Dilou, ministre des droits de l’homme, (Sur Al-Jazira le 18 août dernier), que n'émeut guère la marche du kram vers le palais présidentiel, organisée par les "conseils locaux de protection de la révolution" (le jeudi 16 août) .

Tout récemment, sur Shems fm, Mossaab Ben Ammar, porte-parole de la campagne Ekbess, déclarait, quant à lui, que « le gouvernement a fauté en nommant des RCDistes à la tête des grandes institutions de l'Etat » et qu’il fallait assainir les secteurs de l’Etat et juger les corrompus, allant même jusqu’à demander la démission de certains ministres. 

Il ne manque pas, cependant, de préciser que « Ekbess et l'opposition n'ont pas les mêmes revendications ». Une rengaine qui fait encore écho aux arguments et aux représailles du parti au pouvoir, comme celle de Lotfi Zitoun, conseiller du chef du gouvernement, à propos de "la liste noire" des journalistes.

   Au niveau numérique, la campagne Ekbess n’est finalement qu’une parodie de Sayeb Saleh, N’har 3la Ammar ou 7ell. Au niveau politique, ça laisse largement entrevoir les failles et les remous qui traversent le Mouvement nahdhaoui. Certains disent qu’un règlement de compte  se profile entre l'aile dure de Nahdha salafisante et l'aile dite "modérée", tombée celle-ci sous la charme novembriste. Une manière de montrer à Jebali la porte de sortie après que sa démission ait été annoncée comme imminente à l’issue du congrès du Parti bleu. 

  La manifestation de la Kasba de vendredi dernier, menée par ce même Lotfi Zitoun avec Habib Ellouze et Adel Almi, n'est qu'une preuve supplémentaire du paradoxe idéologique de cette campagne qui devrait s'intituler "Ekbess rouhek" (Discilpines toi, toi-même d'abord". 
                        


*Version longue de l'article paru sur Tekiano le 4/9/2012

« Klem Chere3 – Street poetry »: La poésie aussi est dans la rue *

Dans un élan spontané et passionné, Amine Gharbi et Majd Mastoura ont décidé de remettre la poésie dans la rue en invitant des jeunes à réciter des textes en arabe dialectal sur les places publiques.  

On le sait, le poète est un étrange animal qui devient ce qu’il est parce qu’il ne craint ni l’identité ni ses revers. Et quand l’espace de la poésie devient public, les histoires s’appellent, s’agrippent et s’aggravent comme la houle, comme la foule ou comme la musique. 


Klem Chere3, Place des droits de l'homme






   Le nom de la manifestation lui-même en dit long sur ce désir de mots qui veut marquer l’espace où se cherche et se joue le présent des gens et désormais l’histoire des Tunisiens : « Klem Chere3 - Street poetry », la rue n’étant plus ici l’antre des « mots voyous », comme l’entend la nuance du terme « klem chere3 » en dialectal tunisien, mais bien un territoire interdit qu’il faut inaugurer. Oui, l’espace public est bien une chasse-gardée autant que les mots qui y circulent. Bien que cette manifestation soit déclarée et placée sous l’égide du ministère de la culture, des policiers en civil sont venus s’enquérir avec Amine Gharbi de la nécessité ou pas de se rassembler dans des cercles !

    A Place Pasteur, lors de la 3éme rencontre, nous avons fait d’étonnantes découvertes en écoutant des textes lus de mémoire, écrits sur des feuilles ou archivés dans le téléphone portable comme ceux de Saber Zammouri, qui brode des allégories politiques à la manière d’Al Moukaffaa ou des poèmes d’amour comme les troubadours où les mots polissons sont des mots d’amour et de colère mêlés. Saber Zemmouri a fait des études de théâtre et travaille dans le cinéma. On peut lire sur sa page facebook des textes sur la ville, sur la république, sur le système ou ce qu’est « être gouverné ». Ainsi, « Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre, ni la science, ni la vertu... Être gouverné, c'est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté... »
   
   La musique est aussi de la partie et on a pu écouter des compositions du groupe « Nouveau Système » comme cette chanson qui s’intitule « Les partis des cacahuètes ».
Mais il y a des poètes empêchés ou contrits comme ce jeune garçon de la Médina que Amine Gharbi a fini par convaincre d’entrer dans le cercle en venant raconter son quotidien avec des mots à lui. Il y a aussi des poètes timides comme Sonia Ben Saad, discrets comme Alaa Talbi, flamboyants comme Nadia Ben Salah, ou secrets comme Bent Trad. Les deux organisateurs sont eux-mêmes poètes. Parmi les textes de Majd Mastoura par exemple celui intitulé «Théâtre » qui commence ainsi :

« M… comment devenir Darwich
Comment devenir Fairouz ?
Je dois tout le temps le demander ?  Pourquoi tu ne me réponds pas ? »

   
   Mahmoud Darwich aurait répondu sans doute : « Un jour je serais ce que je veux… »

  Subtilement, l’idée fait son chemin et démêle les rébus de la révolte à mesure que se lève la parole. Le premier cercle formé à la place pasteur le 25 juillet dernier, continue à brasser d’autres cercles sur l’esplanade du palais Kheireddine au cœur de la Médina, place des droits de l’homme, à Menzel Abderrahmane, à Kélibia, et tout récemment à Sidi Bou Saïd.  Dans les régions, on réclame aussi des cercles de « Klem Chere3 ». Bientôt, des jeunes partout ouvriront des cercles, ressusciteront des jardins et des patios désertés et leurs mots libérés résonneront pour apaiser la géographie blessée. 
   
Ces rencontres poétiques commencent d’ailleurs à mieux s’organiser, et désormais, les orateurs doivent envoyer leurs textes aux organisateurs avant chaque rencontre. Il faudra sans doute aussi amener toujours un micro pour que tout le monde puisse entendre dans la rue, ces mots de la rue. Et peut-être qu’un jour, on pourra avoir une compilation de toutes ces paroles, à l’instar de l’anthologie poétique ouverte qui a été réalisée outre-Atlantique par des jeunes de « Occupy Wall street ».  

   A noter que, outre leur page facebook et leur compte twitter, les organisateurs de « Klem chere3 » ont crée une chaîne youtube où les vidéos de toutes les rencontres passées ont été archivées. 


*Article paru dans "Courrier de Tunisie" n°45.