jeudi 29 mars 2012

Manifeste inédit sur la liberté de la presse*


Comment préserver la liberté d’expression journalistique sous le régime totalitaire ?
Il est difficile aujourd'hui d'évoquer la liberté de la presse sans être taxé d'extravagance, accusé d'être Mata-Hari, de se voir convaincre d'être le neveu de Staline.
Pourtant cette liberté parmi d'autres n'est qu'un des visages de la liberté tout court et l'on comprendra notre obstination à la défendre si l'on veut bien admettre qu'il n'y a point d'autre façon de gagner réellement la guerre.
Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu'elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd'hui à la liberté de pensée, nous avons d'ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu'il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au "Soir républicain" (le journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l'époque), par exemple. Le fait qu'à cet égard un journal dépend de l'humeur ou de la compétence d'un homme démontre mieux qu'autre chose le degré d'inconscience où nous sommes parvenus.
Un des bons préceptes d'une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d'un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n'est plus aujourd'hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n'intéresse plus la collectivité. Il concerne l'individu.
Et justement ce qu'il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l'ironie et l'obstination. La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l'histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu'elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu'il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d'opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu'un esprit un peu propre accepte d'être malhonnête. Or, et pour peu qu'on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s'assurer de l'authenticité d'une nouvelle. C'est à cela qu'un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s'il ne peut dire tout ce qu'il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu'il ne pense pas ou qu'il croit faux. Et c'est ainsi qu'un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l'on sait la maintenir. Car elle prépare l'avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu'elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.

Nous en venons ainsi à l'ironie. On peut poser en principe qu'un esprit qui a le goût et les moyens d'imposer la contrainte est imperméable à l'ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres, utiliser l'ironie socratique. Il reste donc que l'ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu'elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d'illusions sur l'intelligence de ceux qui l'oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l'homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l'est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l'intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l'on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu'elles ont peu d'amants.

Cette attitude d'esprit brièvement définie, il est évident qu'elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d'obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d'expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l'effet contraire à celui qu'on se propose. Mais il faut convenir qu'il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l'inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L'obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l'objectivité et de la tolérance.

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu'au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu'il croit vrai et juste, s'il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l'abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c'est souvent à son corps défendant qu'un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l'homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s'expriment que dans des coeurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c'est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l'homme indépendant. Il faut s'y tenir sans voir plus avant. L'histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.

Albert Camus 

*Cet article inédit d’Albert Camus est inconnu puisque censuré par les autorités coloniales, retrouvé grâce à une journaliste Macha Séry aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, et publié dans Le Monde le 18 mars 2012. Camus l’avait écrit pour le quotidien algérois "Le Soir républicain" en novembre 1939.

samedi 3 mars 2012

L’universitaire et le prédicateur*

    Avec le vent de liberté qui a soufflé sur nos contrées, l’université a été prompte à restaurer son aura perdue. Mais la tâche s’avère laborieuse, du fait même de l’ampleur des dégâts causés par les dévoiements d’un système, qui s’est employé à réduire l’autonomie de l’institution comme une peau de chagrin. Il n’est donc pas étonnant que la question des libertés académiques se retrouve au cœur du combat contre les forces d’oppression sociales et politiques, toujours en présence. 

    Si les pratiques de l’université tunisienne ont toujours été tributaires de ses relations avec un Etat autoritaire et centralisateur, voire tyrannique, ses capacités à juguler les crises semblent être déterminées, désormais, par une autre crise, celle d’une société en proie à un profond bouleversement culturel. Ainsi, d’aucuns estiment que les revendications salafistes, hyper-médiatisées avec « l’affaire du niqab », ne relèvent pas seulement d’un rapport de force politique, mais influent aussi, fatalement, sur la vocation intellectuelle et pédagogique des enseignants. Voilà donc que pour défendre l’accès aux cours et aux examens d’étudiantes intégralement voilées, des étudiants prêchent violemment leur droit à la différence, disent-ils.


   Cela peut paraître paradoxal que la liberté d’expression s’exerce de cette façon, pour le moins anachronique, dans un lieu hautement symbolique de cette même liberté dont la sacralité n’est plus à prouver, depuis que l’école publique a réussi le pari de l’égalité des chances dans l’accès au savoir. Même si, comme l’a prouvé Bourdieu dans, « La reproduction », la «démocratisation» de l’enseignement finit par exercer une pression telle sur le système scolaire, qu’elle le met souvent en état de crise. Cette pression qui s’exprime à travers la violence symbolique et la violence physique prouve bien en tous cas que l’enseignement public et laïc est aujourd’hui, chez nous, plus que jamais en crise.
   
    Tout récemment, la première journée d’étude de l’association pour la préservation de l’école publique (APEP) laissait clairement entendre l’urgence qu’il y avait à tenir des Etats généraux de l’enseignement. Longtemps occultée par les autorités de tutelle, la fragilisation de l’école publique semble avoir ébranlé, à son tour, « l’autorité pédagogique » et la gestion du conflit en milieu éducatif. Plus grave encore, « l’autorité de langage » de l’enseignant n’est plus efficiente, brouillant du coup les modalités de transmission du capital culturel. Tout cela est d’autant plus visible dans la sphère universitaire, quand on voit la parole du professeur confronter la parole du prédicateur, le discours scientifique buter contre le discours religieux, celui-ci détrônant l’autre et imposant sa propre sacralité, annulant du coup la responsabilité qu’impliquent les libertés académiques et pour le professeur et pour l’étudiant.

    Les libertés académiques se définissant essentiellement par les responsabilités qu’elles incluent, celles d’initier à l’interrogation, à la discussion et au doute, érigeant ainsi la raison critique comme un rempart infaillible contre l’obscurantisme de la doctrine, qu’elle soit d’ordre humain ou d’ordre divin. Alors que l’illumination du prédicateur se légitime d’un tout autre ordre, culturel précisément, où l’absence d’« un ordre dans les pensées » signale la rupture flagrante entre la société et l’université. Dans « Pourquoi des professeurs? », George Gusdorf affirme que «la fonction enseignante a pour mission de maintenir et de promouvoir cet ordre dans les pensées, aussi nécessaire que l’ordre dans la rue et dans les provinces».
   
     Faut-il alors introduire à l’école, un enseignement des monothéismes, comme l’avait recommandé Mohamed Arkoun, pour remédier à la fureur irrationnelle qu’exerce sur les esprits les prédicateurs de tous bords ? Le sacré n’étant plus ce qu’il était, il faudra sans doute déjà démêler l’imbroglio du politique et du divin, sans quoi la mission du professeur serait impossible, si elle ne l’est déjà.

Illustration: "Birds" de Nicoletta Ceccoli
*Ce texte a été initialement publié dans le n° 3 du magazine AKADEMIA