mercredi 18 mars 2009

Hommages

Tayeb Salih et Abdeljkébir Khatibi sont partis eux aussi... Honneur à ces êtres périphériques qui ont enjambé les frontières et enchanté notre imaginaire...

"Pour Abdelkébir Khatibi"

D’une certaine manière, c’est la fêlure du nom qui a rendu son nom si remarquable, marquant du coup sa rencontre avec d’autres noms que furent ces compagnons d’écriture grisés comme lui par « les amours bilangues », hordes magnifiques parties pour sonder l’abîme où gît «l’intraitable beauté du monde ». Depuis « La mémoire tatouée », la veine de l’écrivain explosa en milles constellations, ralliant tous les genres pour une même quête avide traversée par les dialogues de l’amitié. Sociologue, romancier, poète, essayiste, dramaturge, critique d'art, philosophe du langage et de la politique, Abdelkébir Khatibi a exploré toutes les voies de la création littéraire avec des titres emblématiques dont notamment: « La blessure du nom propre », « Le livre du sang », « Amour bilingue », « Le lutteur de classe à la manière taoïste », « Vomito blanco », « Un été à Stockholm », « La langue de l'Autre », « L'Art contemporain arabe », « Le Corps oriental », et « Aimance ». Ses Oeuvres complètes ont été récemment rassemblées aux Editions de la Différence. Au-delà des nombreuses consécrations qui le distinguèrent de son vivant, dont «le Grands prix de l'Académie française» en 1994, il emporte avec lui un don inestimable : le respect de ses pairs et la passion de ses lecteurs. Ainsi, l’écrivain qui se présentait lui-même comme un "étranger professionnel" part à l’âge de 71 ans sans jamais avoir cessé de remuer les affres de « l’aimance », variante conceptuelle de l’amour qu’il inventa et qu’il définit comme « une relation de tolérance réalisée, un savoir-vivre ensemble, entre genres, sensibilités, pensées, religions, cultures diverses. » De l’interlangue à l’intersigne, il a tôt fait de joindre ses questionnements et ses enchantements à ceux de Barthes, Hassoun, Glissant, Derrida… « Nous nous intéressons aux mêmes choses: aux images, aux signes, aux traces, aux lettres, aux marques », écrivait à son propos Barthes. Mais en écrivant en français, Khatibi n’a pas seulement soulevé l’aliénation d'une littérature colonisée et à décoloniser, il a aussi interrogé la tradition et l’appartenance à la culture musulmane : « Le traditionalisme, écrit-il en 1988, n'est pas la tradition : il est son oubli et en tant qu'oubli, il fixe l'ontologie à ce dogme : primauté d'un Etant (Dieu) immuable et éternel, invisible et absent… Le traditionalisme se nourrit de la haine de la vie. Se dévorant lui-même et de siècle en siècle, il se renverse dans le monstrueux et la démonie. » Ses réflexions sur « L’Art contemporain arabe » devrait être aujourd’hui la référence de tout critique d’art averti. Khatibi y développe des propos d’une élégance et d’une clarté rares. « Qu'est-ce qu'un artiste arabe ? Y a-t-il réellement une communauté d'artistes », s’interroge-t-il ainsi. Et à propos d’art contemporain arabe, il écrit : « La contemporanéité constitue en soi un nœud de plusieurs identités plastiques. C'est un tissage d'images et de signes et l'abstraction de l'art arabo-islamique provient d'une civilisation du signe où le livre, avec sa calligraphie et ses puissances décoratives, est demeuré le temple qui donne sens à toute autre visualisation; cette abstraction-là aux formes pures et géométriques, n'a pas la même histoire, ni la même composition esthétique que celle de l'art abstrait occidental. Voir le monde "avec les yeux" du livre et de l'arabesque, suppose une pensée unifiée à ce désir d'éternité. » Mais, c’est quoi la différence entre l’art du signe arabe et l’art abstrait occidental ? « Cette civilisation est celle du signe qui fait image, alors que la civilisation européenne, depuis les Grecs, a autonomisé l'image par rapport au signe, à son autorité, comme l'avait réalisé aussi, si admirablement, I'Egypte pharaonique, surtout en sculpture… Différence de civilisation, porteuse de possibilités créatrices comme elle est un lieu de troubles d'identité, d'une tradition à l'autre. Peut-être le retour régulier des peintres arabes contemporains (mais aussi de nombreux artistes non-arabes) à l'art islamique ancien comme élément et fragment de leur œuvre, n'est pas qu'une nostalgie plus ou moins mélancolique et un culte des reliques ; peut-être ce retour dissimule-t-il le secret plastique de toute civilisation qui consiste, dans son héritage visuel, à revoiler la vie et la mort par l'art des illusions; mais peut-être aussi l'artiste doit-il exorciser le passé tout en inventant l'avenir afin que l'œuvre d'art soit arrachée au temps, et qu'ainsi hypostasiée, elle gravite dans un contretemps perpétuel qui fait travailler, aimer, souffrir tout artiste digne de ce nom, livré à la solitude, au silence, au regard blessé ». Mais d’autres peintres ont adopté l’art occidental et son abstraction comme « un pari sur la transfiguration du passé ». Ceux-là « ont acquis le savoir-faire, la technique, les notions de signature et de marché, I'enjeu des expositions internationales, un jeu de miroirs où chaque artiste arabe tente sa chance, vend son œuvre… participe à la civilisation mondialisante de l'intersigne ». Or, « Rien ne nous interdit de penser que la civilisation de l'intersigne qui se développe avec une telle autorité en refoulant les différences entre les civilisations et leurs territoires, donne à la calligraphie une nouvelle vie, dans l'espace techno-scientifique et ses multimedias ».
Amours bilangues
Et à côté de l’élégance de son style, on peut mesurer l’envergure de cette pensée indéfectible dans les échos qu’elle a suscité chez les écrivains maghrébins et à l’endroit de tous ceux qui partagent avec lui les tourments du langage et les splendeurs de la dépossession de soi. Tel Derrida avec lequel il poursuivit un dialogue ininterrompu par-delà la mort, dans le très beau livre « Jacques Derrida, en effet ». Khatibi y évoque les « apories de l’éthique, notamment les questions du don, du pardon, du secret, du témoignage, de l'hospitalité, du vivant - animal ou non », questions chères à Derrida qui lui rendait l’hommage dans la préface rédigée pour « La langue de l’Autre ». « Comme beaucoup d'autres, je tiens Abdélkebir Khatibi pour un des très grands écrivains, poètes et penseurs de langue française de notre temps. J'admire depuis longtemps l'originalité, l'unicité solitaire aussi de son trajet et je regrette que celui-ci ne soit pas étudié, comme il le mérite, dans les pays de langue anglaise… Particulièrement sensible à sa démarche (notamment mais non seulement en raison de mes origines maghrébines), j'avais essayé de le dire, en marquant ma gratitude et ma proximité, au cours d'un colloque qui nous avait réunis il y a quelques années à Louisiana State University (colloque organisé par Edouard Glissant et David Wills) et à l'occasion d'autres colloques internationaux », affirmait ainsi ce défricheur de la différance. Et dans ce même livre, la phrase étonnamment prémonitoire de Khatibi qui disait: « Personnellement, je n'attends pas le décès de mes amis et amies pour parler et écrire en leur direction. Et qui sait si l'écrivain qui fait le mort ne veut-il pas séduire les vivants. » Fort heureusement, l’année 2008 fut prolifique pour l’écrivain marocain le plus célèbre de la planète. Il y recevait le Grand Prix Printemps de la Société des Gens de Lettres de France pour l’ensemble de son oeuvre, à l’occasion de la parution du deuxième volume "Poésie de l’aimance". Il participait aussi au Mexique, aux côtés notamment de Nadine Gordimer et Gabriel Garcia Marquez, à l'hommage grandiose rendu à un autre « voleur de feu », le Latino-américain Carlos Fuentes qui fêtait son 80ème anniversaire. La même année, la Faculté des Lettres El Jadida au Maroc lui rendait un hommage avec un colloque qui lui fut entièrement consacré. Et la Francophonie qui fête bientôt sa journée, saura sans doute se souvenir de celui qui fit de la fêlure identitaire tout un art migratoire. Mais voici ce qu’écrivait Patrick Chamoiseau, dès que la nouvelle de sa perte est tombée, pour lui rendre un dernier hommage dans ce très beau texte:
« Pour Abdelkébir Khatibi »
Frère, tu savais les abîmes de la langue, ce qu’elle dérobe et qu’elle offre aux déroutes des langages, ce qu’elle nourrit de vertiges dans le désir des autres langues, tu savais aussi que raconter c’était saisir l’obscur, fréquenter l’indicible, la difficulté d’être avec tous mais au plus singulier, dans le partage sans concessions mais au plus différent, et trouver dans les tumultes du monde l’effervescence secrète, essentielle, où l’esprit vit le monde, en Guerrier, invente des peuples et des manières, va le mystère de la chose tissée et des calligraphies, et nous invente des horizons encore vifs d’être tatoués, portés haut à même la poussière du Maroc... Tu savais aussi l’amour, qui ouvre tant, toujours, et dont sait se nourrir cette orchidée à qui je donne ton nom...

Le testament soudanais

En venant à disparaître, Tayeb Salih nous laisse une trace indélébile de son passage entre les rives avec sa « Saison de l'émigration vers le Nord » (Mawsim El Hijra Ila Chamal) qui résonne aujourd’hui comme un testament. Bien que l’écrivain soudanais ait produit d’autres livres, c’est en effet cette œuvre emblématique qui a contribué durablement à sa notoriété en consacrant son génie. Publiée en 1966, « Saison de l'émigration vers le Nord » est d’abord un roman qui vient bouleverser les lois du genre dans un paysage littéraire arabe ankylosé par le réalisme et l’existentialisme hérité de Sartre et Camus. 

Tayeb Salih se fait d’abord remarquer en innovant au niveau du récit qui mêle la biographie du narrateur à celle du personnage principal, Mustafa Saïd. Si cette dualité narrative est consubstantielle aux écrivains du « postcolonial », elle configure aussi le questionnement sur une identité paradoxale et imprévisible, abordée cependant par Tayeb Salih comme une archéologie du désir pour dire et redire en strates concentriques l’histoire d’une séduction/répulsion entre l’Orient et l’Occident. 

Plus proches d’un Khatibi ou d’un Fanon que d’un Césaire ou d’un Memmi, ses réflexions sur le colonialisme ne vont pas sans une certaine passion qui place le rapport à l’ancien oppresseur sous le signe d’un érotisme ravageur d’où la rédemption n’est pas exclue. En traversant tout le livre, cet érotisme a justement valu à l’écrivain d’être censuré par les islamistes au pouvoir à Khartoum qui ont jugé la métaphore irrecevable. « Autant fermer l’écurie à double tour une fois que le cheval est parti», avait alors commenté Tayeb Salih qui avait pourtant puisé dans le réel en transposant les remous du désir et de l’identité dans la suée des eaux. Et l’Afrique n’étant pas tout à fait l’Orient, c’est du Nil, symbole de la fertilité et du don, que part l’auteur vers cet océan houleux qui le rive à l’ailleurs, précisément à l’Angleterre, ancienne puissance coloniale où son narrateur, son personnage et lui-même ont mené leurs études supérieures. 

D’eaux fertiles en eaux troubles, il semble ainsi que la traversée se décline en versions multiples. Mustapha Said choisit de nous transmettre la sienne par un tiers, ce narrateur qui devient malgré lui le témoin d’une Histoire houleuse dont il prend acte dans la lettre d’adieu que lui adresse l’étrange Mustapha Saïd avant de disparaître dans les fonds du Nil : « Rester ou partir, je ne sais lequel de ces actes est égoïste. De toutes façons, cela ne sert à rien de se culpabiliser. Cet appel lointain continue à résonner dans mon oreille… Il se peut que je sois fait ainsi ou que ceci soit mon destin. Mentalement, je sais ce qu’il faut faire. Mais les subtilités de mon âme et mon sang me poussent vers des régions éloignées. » En découvrant le passé obscur de Mustapha Saïd, jugée devant une cour anglaise pour le meurtre de femmes qu’il a pourtant aimé, le narrateur succombe aux tourments de cette quête qui a fini par fondre et confondre la haine et l’amour, la folie et la raison, le pouvoir et le savoir. 

Excédé par ces révélations cruelles, le narrateur se dirige alors vers le fleuve dans l’intention de se purifier de ces idées noires. Mais, submergé par la pression du courant, il manque de se noyer. 

« J’ai pensé que si je mourais à cet instant, je mourrais comme j’étais né, sans l’intervention de ma volonté. Toute ma vie je n’ai pas choisi et je n’ai pas décidé. Je décide à l’instant de choisir la vie. Je vivrai parce que j’aimerai rester avec mes enfants le plus longtemps possible, parce que j’ai des devoirs envers eux. Je ne suis pas concerné par le sens de la vie ou son non-sens. Si je ne peux pardonner, j’essaierai d’oublier. Je survivrai par la force et la ruse. J’ai alors bougé mes pieds et mes bras avec force de sorte qu’ils émergèrent au-dessus de l’eau. Et avec ce qui me restait comme force, je criai comme un ridicule comédien : au secours ! Au secours ! » 

Magnifique monologue qui pose la question du libre-arbitre et achève la représentation de cette figure du double dont l’originalité est d’être tour à tour l’adjuvant et l’opposant du personnage principal afin d’en être finalement le catalyseur. A travers ce récit à deux voix, Tayeb Salih a magistralement traduit la complexité de l’âme humaine empêtrée dans ce voyage étrange et familier où l’appel de l’identité est un péril recommencé. 
La double vie d'un voyageur averti
Mais l’étrangeté est inhérente à l’itinéraire même de l’écrivain soudanais qui a vécu et crée dans l’exil, alors qu’à l’origine, il était parti pour être agronome et rester travailler la terre avec sa famille. Il n’aurait peut être jamais écrit s’il n’avait quitté son pays pour des études à Londres où il va travailler comme enseignant avant de rejoindre la section arabe de la BBC. On aurait dit alors que les deux figures de son roman, le personnage et le narrateur, symbolisent les deux versants de la quête de Tayeb Salah, les deux vies d’un voyageur averti, chez qui l’écriture est devenue une ruse précieuse pour contourner l’exil et la nostalgie. 

Ironie du sort, il y a quelques mois, l'Union générale des écrivains soudanais avait demandé que l’exilé soit inscrit sur la liste préliminaire pour le Prix Nobel de littérature 2009. Or, au-delà de son prestige, ce prix qui a été politisé à outrance n’ajoutera rien ou si peu à la reconnaissance déjà conquise par Tayeb Salih dont «Saison de la migration vers le Nord » a été choisi par une centaine d'écrivains venant de 54 pays pour faire partie des 100 meilleures œuvres de l'Histoire de l'Humanité. Déjà en 2001, l'Académie de la littérature arabe à Damas le déclarait comme le roman arabe le plus important du XXe siècle. Et à Londres, récemment, son texte a été adapté pour le théâtre. 

En Tunisie, la collection « Ouyoun El Mouassara » (Chefs-d'œuvre de la modernité) de « Dar El Janoub » pourra longtemps encore s’enorgueillir d’avoir publié ce grand écrivain que préfaçait le professeur Taoufik Baccar, sous le titre «Awjaâ El Ifaka ala Attarikh El Aassef » (Le réveil douloureux sur une histoire agitée). Il faut maintenant espérer qu’une nouvelle traduction française vienne prendre place à côté des deux versions déjà réalisées, lesquelles s’avèrent d’une qualité moyenne. A savoir « Le migrateur », traduction du Libanais Fady Nour avec une préface de Jacques Berque, et «Saison de la migration vers le Nord », traduction du Tunisien Abdelwahab Meddeb conjointement avec le traducteur libanais cite plus haut.

lundi 9 mars 2009

Qui a peur de l'Africanité?

La ville de Tozeur accueille en mai prochain un important colloque international sur « Les interactions culturelles entre L'Afrique et le Monde Arabo-musulman » dont le président du comité d’honneur n’est autre que le grand écrivain martiniquais Edouard Glissant qui sera par ailleurs l’invité de la Foire du livre de Tunis. Initiée par le Laboratoire "Patrimoine" que dirige le professeur Abdelhamid Larguèche à l'Université de la Manouba, cette rencontre se tient avec le soutien de l'UNESCO dans le cadre du projet "La Route de l'esclave" qui s'ouvre aux nouveaux paradigmes de la recherche sur les silences de l'histoire et sur les traces qui imprégnent la géographie et la culture du Tout-Monde. Lancé en 1994 à Ouidah au Bénin par l’UNESCO, «La Route de l’esclave» a en effet eu le mérite de briser le tabou de la traite et de l’esclavage et d'initier un long travail de reconnaissance et de compréhension de cette tragédie inhumaine. Edouard Glissant(qui fut directeur du Courrier de l’Unesco et président du Parlement international des Ecrivains) réclamait, quelques années plus tard, l'inscription de l'esclavage comme crime contre l'humanité, avec le Martiniquais Patrick Chamoiseau (Goncourt 1990 pour son roman Texaco) et le Nigérian Wole Soyinka (premier auteur africain et premier auteur noir à recevoir le prix Nobel de littérature en 1986), dans cet appel retentissant : « Nul lieu au monde ne peut s'accommoder du moindre oubli d'un crime, de la moindre ombre portée. Nous demandons que les non-dits de nos histoires soient conjurés pour que nous entrions, tous ensemble et libérés, dans le "tout-monde". Ensemble encore, nommons la traite et l'esclavage perpétrés dans les Amériques, crime contre l'humanité ». Par la suite, l’assemblée générale des Nations Unies déclarait 2004 « Année internationale de commémoration de la lutte contre l’esclavage et son abolition », marquant par la même occasion le bicentenaire de la proclamation du premier État noir, Haïti, symbole du combat et de la résistance des Africains déportés.
Paradoxalement, la France qui votait en 2005 une loi sur « la colonisation positive », a été le premier pays à « reconnaître l'ampleur des souffrances et de l'humiliation subies par des millions d'hommes et de femmes à travers le monde » en votant en mai 2001(année de la déclaration de Durban) la loi Taubira qui fait de l’esclavage un crime contre l’humanité. Afin d’ouvrir la question au débat public, à l’enseignement et à la recherche, cette loi a été suivie par un ensemble de mesures dont l’institution d’un Comité pour la mémoire de l’esclavage et d’une journée nationale de commémoration, ainsi que la création d’un Centre national de mémoire et d’histoire dont la tâche fut confiée en 2006 à Édouard Glissant qui en a posé les jalons dans une œuvre-rapport intitulée « Mémoires des esclavages ». L’écrivain antillais y affirme qu’il ne s'agit pas d'explorer ce seul passé, mais d'inscrire l'avenir dans une nouvelle trajectoire en dépassant la problématique identitaire. Contre les figements d’une « mémoire de la tribu », Glissant propose donc que ce centre élargisse son objet, au-delà de l’esclavage transatlantique, à tous les esclavages. Car « nous avons à dire tout esclavage, parce que nous essayons d’être lucides et d’être participants», écrit-il. En effet, si la traite transatlantique fut le plus grand mouvement organisé de déportation massive d’Africains vers le continent américain, l’esclavage a en revanche impliqué tous les continents provoquant dans la rencontre extrême des peuples, « une dynamique qui va profondément transformer les aires géographiques concernées ». Dans ce sens, les traditions orales qui traversent ces continents représentent une source d'information parfois plus précieuse que les archives écrites européennes.
C’est pourquoi, Glissant insiste sur la nécessité d’ouvrir le temps et l’espace en interrogeant les autres lieux de l’esclavage afin que « les histoires cachées remontent à la conscience et forcent les mémoires…» Et le rapport pointe aussi bien « l’esclavage domestique » pratiqué par exemple par les Touaregs que la responsabilité des Africains eux-mêmes dans cette tragédie humaine, que Glissant et quelques autres ont évoqué particulièrement à travers la figure marquante de « Askia » Roi du Dahomey. Conscient des limites de la « mémoire institutionnelle », Edouard Glissant a crée à son tour l’Institut du Tout-Monde, centre et site de recherches et d’études à Paris, pour « contribuer à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples ». En répercutant les clameurs du Chaos-Monde, la voix essentielle d’Edouard Glissant semble ainsi s’insérer tout naturellement dans ce dialogue interculturel dont Tozeur est l’un des relais. Ainsi, si le tabou est levé, il reste encore beaucoup à faire pour mettre au jour ces « mémoires fragmentées et territorialisées » qui participent d’une mondialisation avant l’heure. Et il faudra les rechercher dans « l’héritage laissé par les esclaves » eux-mêmes que « les intolérances des pensées de l’unique » n’ont pas empêché de concevoir « l’inconcevable avancée des créolisations ». Outre les lieux de mémoire, il s’agira donc de « valoriser les expressions des populations issues de l’esclavage afin de rendre visibles et lisibles leurs contributions aux arts et à la pensée ».
Les nouvelles orientations établies par le comité scientifique international de « La Route des esclaves » intègrent justement cet aspect immatériel en se proposant de promouvoir « les apports de l’Afrique et les contributions de la diaspora d’ascendance africaine », « les cultures vivantes et les expressions artistiques et spirituelles issues des interactions générées par la traite négrière et l’esclavage » et de préserver « les archives et les traditions orales» qui leurs sont liées. Et pour renforcer l’universalité du projet, le comité s’est penché tout récemment sur la «Traite dans le monde arabo-musulman » qui, par bien des aspects, demeure méconnu. Abdelhamid Larguèche notait déjà qu’en Tunisie, « la minorité d'origine africaine n'a commencé à intéresser les chercheurs que tardivement ». Rappelons cependant que deux colloques avaient déjà été organisés par l’UNESCO au Maroc, successivement en 2007 et 2008, sur «Les interactions issues de la traite négrière et l’esclavage dans le monde arabo-musulman ». On y relèvera notamment la communication de Bakary Sambe sur « L’incidence du rapport servile sur le regard intersubjectif entre Arabes et Noirs Africains ». L’intervenant y affirme que « le mot « Afrique » ne cesse d’interroger le maghrébin », évoquant ainsi « cette situation confuse entre l’appartenance géographique au continent « noir » et le fait de se reconnaître dans sa culture et son identité ». Et d’ajouter : « seule, une sorte de «thérapie collective » par une revivification du passé « positif » pourrait palier ce manque de reconnaissance, source des préjugés persistants ». Nous interpelle également la communication du Dr. Abderrahmane N’gaide sur « Musique et danse chez les Haratin de Mauritanie : Conscience identitaire et/ou dissidence culturelle ? » Il y est précisément question de « culture servile » et de « dissidence culturelle » abordée comme modèle d’une culture brouillé et en perpétuel renouvellement qui s’alimente dans les réminiscences. Ainsi, « les individus qui portent en eux les traces de cette culture procèdent par frémissement ».
Le colloque de Tozeur qui s'inscrit dans cette continuité, se déclinera en volet scientifique et en volet culturel. Le premier se propose d’approfondir la réflexion sur les divers aspects liés à l'esclavage, tout en initiant « un réseau thématique pour le développement des études et du dialogue culturel entre l'Afrique et le monde arabo-musulman ». Il s’articule essentiellement autour de trois axes : « Histoire, pratiques et représentations de l'esclavage dans le monde arabo-musulman », « Interactions, échanges et influences entre l'Afrique et le monde arabo-musulman » et « Patrimoines matériels, immatériels, cultures d'Afrique dans le monde arabo-musulman ». Plusieurs participants des quatre coins du monde prendront part à ces travaux dont le professeur Samia Kassab-Charfi (Chercheur en littérature antillaise, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis) qui a eu l’idée géniale d’inviter Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Enfin, le volet cultuel du cette rencontre bénéficiera de la deuxième édition du Festival de musiques de Tozeur et de ses manifestations artistiques constellées de chants, de transes et de mélopées d'Afrique et d’Orient.
On rappellera enfin ce qu’évoquait Ali Saidane dans « la fête du Thalmud à Sidi Bou Ali de Nafta », communication présentée en marge du Festival « L’Orientale Africaine » 2008. Saidane y conclut en effet que « les stratifications successives des diverses cultures qui se sont succédées au Balad al Jerid, ainsi que le métissage qui en est sorti, la persistance des traditions païennes et africaines dans les expressions non seulement du Thalmud mais aussi de la Banga du rituel de Sidi Marzoug, font de cette région avec Djerba le véritable réceptacle d’activités de création, de préservation et de diffusion de produits culturels où l’arabité, l’amazighité et la négritude devrait constituer l’ossature principale» Il semble donc tout à fait logique que cette rencontre se tienne à Tozeur, aux portes de ce désert dont Henri Labouret disait qu’il « n’est point une barrière infranchissable, mais une mer intérieure invitant à passer d’un bord à l’autre». Reste maintenant à souhaiter un prompt rétablissement à Edouard Glissant et à espérer qu’il sera parmi nous.
(Illustration: tableau de Wilfredo Lam)