"En général, ce qui s’écrit
sur Mahmoud Darwich relève plus du cliché."
درويش وحديدي في بيت ومتحف الشاعر اليوناني قسطنطين كفافي بالإسكندرية
Darwich et Hadidi dans le musée du poète grec Constantin Cavafis à Alexandrie
Quatre ans après sa disparition, Tunis se souvient
encore et toujours de Mahmoud Darwich. Avec l’hommage que lui rendait, fin août
dernier, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, la voix du poète
palestinien résonne comme une ultime prémonition sur les déchirements de l’exil
et des éternels retours. De Beyrouth à Tunis et de Tunis à Lampedusa, la scène
palestinienne se pare de nos mémoires à venir. Invité d’honneur de cette manifestation,
le Syrien Subhi Hadidi, critique et ami du poète, a donné une conférence sur
« L’universalité de Mahmoud Darwich ». Egalement éditorialiste et
traducteur, Subhi Hadidi a traduit plusieurs ouvrages en arabe dont « L'orientalisme »
d’Edward W. Said. Il a écrit de nombreux articles sur la littérature arabe
moderne, notamment la poésie et la fiction. Il est un contributeur régulier à Al-Qods
Al-Arabi et de la revue Al-Karmel, fondée par Mahmoud Darwich . Il vit à Paris
où il s’est exilé depuis plusieurs années. Dans l’entretien qu’il nous accorde,
il revient sur l’itinéraire poétique et politique de Darwich, sur l’emboîtement
de l’Autre chez le poète et sur le « Manifeste de Gafsa » de 2005.
+ Quelle était le rôle de Mahmoud Darwich dans la refondation
du récit palestinien ?
-
L’une des étapes essentielles dans la
poésie de Mahmoud Darwich, lorsqu’il était dans les territoires occupés, a consisté
à construire une narration palestinienne adverse, si je puis dire, autour d’une
identité propre. Il fallait à tout prix préserver la personnalité
palestinienne, car à cette époque là, la colonisation n’était pas admise par l’Etat
israélien qui considéraient les Palestiniens comme des citoyens, même si en
vérité, ils étaient des citoyens de seconde zone. Mais les limites de la
narration palestinienne étaient alors toutes simples, puisqu’il s’agissait de
fixer l’identité palestinienne que les israéliens tentaient résolument de nier. Il fallait lutter, même timidement, contre l’emprisonnement des Palestiniens,
qui étaient incarcérés, non pas pour leur enrôlement dans la lutte armée, comme
ça sera le cas en 1967, mais à cause de leur présence dans les partis de
gauche, et plus précisément dans le parti communiste israélien. Lors de la
première étape arabe, avec son départ pour l’Egypte, puis pour Beyrouth,
Darwich fut tiraillé entre deux tentations. D’une part, il voulait faire
évoluer son esthétique poétique et s’enrôler dans les mouvements de la
modernité arabe, mais en même temps, il en refusait les excès. C’est dans ce
sens qu’il écrira son célèbre article « sauvez-nous de cette
poésie », exprimant sa crainte de voir se creuser le gouffre entre le récepteur
et le poète, à force d’exagérer la modernisation et l’expérimentation
poétiques. En outre, cette séparation contribuait, selon lui, à amoindrir le
récit palestinien dont la dimension culturelle avait pris une autre ampleur en
intégrant les dimensions cananéenne, islamique et arabe.
Évidemment, il a
commencé aussi à se rapprocher de plus en plus de l’institution politique,
c'est-à-dire de l’Organisation de Libération palestinienne. Et c’est ainsi que son
expression poétique rejoignait parfois, involontairement, les préoccupations
politiques. Par exemple, quand le siège de Tall Ezzâatar a eu lieu, il n’avait
pas d’autre choix que d’écrire le poème « Ahmed Azzâatar », ce qui
l’engagea de plain-pied dans la politique. Le siège de Beyrouth déboucha également
sur le poème « Beyrouth », et lors de l’invasion de Beyrouth, il se
trouva dans l’obligation de composer une oraison à la mémoire des grands
martyrs palestiniens comme Majed Abou Sharar ou Ezzeddine al-Qassam et bien
d’autres. En somme, ces étapes poétiques restituent la position de Darwich
vis-à-vis de l’identité palestinienne et témoignent de sa volonté de récupérer essentiellement
les composantes culturelles, historiques et mythiques de cette identité. La
dimension universelle commençait également à prendre forme à travers la
relation tissée entre la cause palestinienne et la cause d’autres peuples
opprimés. Ce n’est qu’après le départ de Beyrouth, en 1982, que Mahmoud Darwich
allait inaugurer une étape tout à fait inédite dans sa poésie, avec la naissance
de ce que Yannis Rítsos appelle « le lyrisme épique ».
Ainsi, les
maux personnels commençaient à se mêler aux maux de la Palestine, et par
conséquent, le récit de l’identité palestinienne transitait désormais par
Mahmoud Darwich, l’Homme, qui s’est mis à rassembler les bribes de son histoire
personnelle et à travers elle, à récupérer l’identité palestinienne. Là, le
particulier a plus intégré le général, et le poème a atteint sa plus haute
expression, à travers la similitude que Darwich a établi entre l’individu
palestinien, représenté, non pas seulement par Mahmoud lui-même, mais aussi par
l’individu palestinien dépouillé de son héroïsme absolu et sommé de fonder un
récit aux multiples dimensions. C’est dans ce sens que Darwich écrit :
« Qui impose un récit hérite la terre du Récit ».
-
A l’origine de la relation, il est clair
que l’Autre était juif israélien et non pas seulement juif. En effet, et peu de
gens le savent, Yehuda Amichai, qui est un poète juif israélien écrivant en
hébreu, a beaucoup et longtemps marqué Darwich. Amichai est sans soude l’un des
plus grands poètes du monde et il avait pris position contre l’institution
militaire. Mais cet Autre Juif Israélien n’était pas sioniste. Son professeur à
l’école était aussi juif et probablement son premier amour est juive, outre le
fait que son geôlier était bien sûr juif. Et en fin de compte, cette proximité
avec le juif était aussi culturelle parce que Darwich lisait en hébreu et s’est
imprégné de la pensée, de la philosophie et des modèles poétiques juifs. Il
s’agit de distinguer entre l’Autre juif qui a côtoyé Darwich sur la terre
palestinienne, qui est devenue Israël, dans un partage conflictuel, non pas
hostile, à propos de la terre et de l’identité. En réalité, cette relation
conflictuelle était mesurée, car pour Darwich, l’Israélien était l’envahisseur
et à l’intérieur de cet Autre, il y avait l’Autre impérialiste. Plus tard,
l’Autre se transformera, chez Darwich, pour acquérir une dimension humaine à
mesure que son expérience poétique tendait vers l’universel, comme c’est le cas
dans le « Discours de l’Indien rouge ». L’Autre devint ainsi le
Conquérant qui, partout opprime des peuples, l’Impérialiste d’une manière
générale.
La troisième étape de cette conception de l’altérité va déboucher sur
la relation de Darwich avec un Autre non identifié et donc avec l’Etre et en
dialoguant avec cet Autre intérieur, il dialoguait avec lui-même, avec son Etre
fragmenté, en tant que Palestinien et en tant que Poète. L’autre versant de ce
dialogue, s’exprime dans sa vision de la Femme en tant qu’Autre complémentaire,
sur un mode très sophistiqué et très complexe. Et je crois qu’il n’a pas eu le
temps de développer cette relation où l’homme et la femme sont perçus tous deux
comme des étrangers, tel qu’il l’exprime dans son recueil « Le lit de
l’étrangère ».
+ Lors de votre intervention, vous avez évoqué le « Manifeste de
Gafsa ». Quelle est l’importance de ce texte, aujourd'hui, pour la critique de Mahmoud Darwich ?
-
L’importance du « manifeste de
Gafsa », c’est d’abord la très haute facture de la manifestation
elle-même, que ce soit au niveau de la qualité des communications présentées,
des questions posée ou de l’interaction avec le public. Il était étonnant qu’en
un lieu comme Gafsa, il y ait un public qui interagit et avec le poète et avec
les interventions des communicants. Pour Mahmoud Darwich, ce fut vraiment une
renaissance au niveau de la critique. Par la suite vint l’idée d’écrire un
manifeste, une sorte de texte de bienvenue où nous exprimons, en tant que
critiques littéraires, notre point de vue sur la poésie de Darwich.
Malheureusement, ce que nous avions souhaité dans ce manifeste n’a pas retenu
l’attention des critiques arabes. Et, en général, ce qui s’écrit sur Mahmoud
Darwich relève plus du cliché et du superficiel, sans doute parce que ce genre
de discours réconforte et le chercheur et le lecteur. Pour Darwich, ce
manifeste a aussi une valeur sentimentale parc qu’il est lié à l’accueil qui
lui a été réservé à cette occasion.
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