mercredi 27 juin 2012

Interview avec Amin Maalouf: "L’étincelle qui s’est transmise entre les mondes"

      Déjà prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios, Amin Maalouf entre à l’Académie française. Elu le 23 juin 2011 par ses pairs, le nouvel immortel succède ainsi à Claude Lévi-Strauss au fauteuil 29, dans la prestigieuse institution chargée de veiller sur la langue française, où l’écrivain franco-libanais entre « en faisant résonner son accent ». « Après les roulements de tambours, les roulements de langue ! », dira-t-il, dans un magnifique discours prononcé le 14 juin dernier, sous la Coupole.


    En octobre 2011, lors des Etats généraux de la promotion du français dans le monde, qui se sont tenus à Paris, nous avons rencontré Amin Maalouf et l’avons questionné sur les bouleversements qui traversent le monde arabe. Pour lui, l’étincelle qui s’est transmise entre les mondes est « quelque chose de très sain » qui dit encore que « les valeurs essentielles sont communes à toutes les civilisations ».


CDT : - Comment avez-vous perçu les bouleversements qui traversent le monde arabe ?

Amin Maalouf : + Je trouve que ce qui est arrivé en 2011, et même depuis décembre 2010, est fascinant. J’ai vécu tous ces évènements avec bonheur, je dirais même souvent avec fierté. Bien entendu, nous avons dépassé aujourd’hui la période de l’enthousiasme initial, et là nous sommes forcément dans la période longue, difficile, délicate de la transition. Et cette période va être décisive pour déterminer l’avenir pour tous les pays qui ont connu ces changements. Est-ce qu’on va aller vers la construction de sociétés modernes, démocratiques, développées, qui vont satisfaire tous les besoins matériels et autres de la population, ou bien est-ce qu’on va avoir une transition prolongée, difficile, pénible, parfois violente. A l’heure où nous parlons, c’est difficile de dire ce que va être cet avenir, mais j’observeArais tous ces changements avec intérêts et avec préoccupation.

CDT : - Les écrivains ont toujours eu cet instinct formidable pour nous prévenir de ce qui va advenir comme vous l’avez fait Mr Amin Maalouf.

AM : + Peut être bien parce que les écrivains ont une sensibilité à fleur de peau, et aussi probablement parce qu’ils sont préoccupés par ce qui arrive sans être impliqués directement dans l’action politique, ils peuvent sentir venir des événements. Pour être honnête, je n’ai pas prévu tout ce qui allait arriver, j’ai eu une divine surprise, je l’ai certainement souhaité. J’ai écris dans mon dernier livre que le plus grave problème dans le monde d’aujourd’hui était le manque de légitimité des dirigeants du monde arabe, et je pense que ça a éclaté au grand jour pendant cette année. J’espère profondément qu’on va construire quelque chose de plus avancé, de plus stable, de plus satisfaisant pour toute la population. Il y a eu une lune de miel entre le monde arabe et l’occident, toutes ces manifestations se sont déroulées sans slogans hostiles à l’occident et je trouve que c’est quelque chose d’extrêmement encourageant et d’extrêmement sain. C’est trop tôt pour dire si c’est un phénomène durable ou passager. J’espère qu’il sera durable, qu’on pourra construire une nouvelle relation, avec la bonne volonté des deux côtés. Mais on est encore dans une période de tumulte et l’historien amateur que je suis n’ose pas encore se prononcer. Je dirais plus que j’ai des espoirs, des attentes, que des certitudes.

CDT : -  Que sera la Francophonie dans ce contexte inédit pour nous tous ?

AM : Je pense qu’une Francophonie bien comprise, une Francophonie qui se perçoive comme étant l’avant-garde d’un combat pour la diversité culturelle et linguistique dans le monde, une Francophonie qui se perçoit comme alliée des langues voisines et des langues partenaires, et notamment de l’arabe, a un grand rôle à jouer dans l’évolution de la Méditerranée. Il me semble, et vous devez le savoir beaucoup mieux que moi, que le mot-clé qui a déclenché beaucoup de choses en Tunisie est un mot français, qui était « dégage », et après on l’a traduit dans divers pays de diverses manières. Je me souviens même que les premières manifestations égyptiennes avaient repris le mot lancé à Tunis qui était « dégage », et après, on l’a traduit en «ارحل », et puis, ça s’est répandu. Mais je vois ce mot un peu comme une étincelle, il y a quelque chose qui s’est transmis entre ces mondes et que c’est très sain, parce que je pense que les idées doivent circuler, que les valeurs essentielles sont communes à toutes les civilisations.

*Interview que j'ai publiée dans "Le courrier de Tunisie" n°37
 et diffusée dans "Café noir" sur RTCI, le 20/6/2012


samedi 2 juin 2012

Quand arrête-t-on de faire semblant ?

Une question vient à l’esprit : « Si la morale est un semblant d’amour (agir moralement, c’est agir comme si on aimait), et si le droit et la politesse sont des semblants de morale (être poli ou honnête, au sens juridique du terme, c’est agir comme si l’on était vertueux), quand est-ce qu’on arrête de faire semblant ? Quand est-ce qu’on arrête de faire comme si  ? » La réponse est double : on arrête de faire semblant par en haut, quand on agit vraiment par amour, c’est ce que j’appelle nos moments de sainteté ; ou par en bas, lorsqu’on renonce même au droit et à la politesse, c’est ce que j’ appelle nos moments de barbarie.

On pourrait m’objecter que nous ne sommes pas des saints. . . Je l’accorde volontiers. Mais avec nos enfants, spécialement quand ils sont petits, nous avons tous nos moments de sainteté. Nous les aimons plus que nous-mêmes, nous faisons passer leur intérêt avant le nôtre, nous serions prêts à donner notre vie pour eux... Amour inconditionnel et sans mesure : moment de sainteté.
Nous ne sommes pas non plus des barbares. Nos parents et nos maîtres nous ont trop bien éduqués pour que nous risquions d’oublier tout à fait le droit et la morale. Il peut pourtant arriver, dans certaines circonstances, que nous ayons nos moments de barbarie. Un automobiliste vous fait une queue de poisson, dans un embouteillage, ou bien prétend prendre la place de stationnement que vous visiez. Vous sortez de votre voiture pour lui casser la figure. Vous savez bien que le droit l’interdit ; vous n’ignorez pas que c’est extrêmement impoli ; mais vous avez renoncé même au droit et à la politesse. Il n’y a plus que la haine, la violence, la colère : moment de barbarie.
Sainteté et barbarie sont des exceptions, voire des cas limites. Notre vie réelle se déroule presque toute dans l’entre-deux. Quand nous ne sommes ni dans un moment de sainteté, où l’amour suffit, ni dans un moment de barbarie, où même le droit et la politesse ne suffisent plus, nous vivons de faux-semblants (hypocrisie) ou, plus souvent (lorsque nous ne cherchons à tromper personne) de vrais-semblants : nous faisons semblant d’être moraux, c’est ce qu’on appelle la légalité et les bonnes manières ; nous faisons semblant d’aimer, c’est ce qu’on appelle la morale. C’est moins bien que l’amour ? Certes. Mais c’est tellement mieux que la barbarie ! Le droit et la politesse n’ont jamais sauvé personne. La délinquance et la grossièreté, encore moins.


 Paul Cézanne: Vanité
« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement »
La Rochefoucauld 
On comprend pourquoi toutes les vertus morales ressemblent en quelque chose à l’amour : parce qu’elles l’imitent, en son absence, parce qu’elles en viennent (par l’éducation) ou y tendent (par imitation, fidélité ou gratitude). « L ’hypocrisie, disait La Rochefoucauld, est un hommage que le vice rend à la vertu [1]. » Nos vertus, dirais-je volontiers, sont autant d’hommages que nous rendons à l’amour, lorsqu’il n’est pas là, comme le droit et la politesse sont autant d’hommages à la morale, lorsqu’elle ne suffit pas. Pascal, dans ses Pensées, l’a fortement exprimé : « Grandeur de l’homme, dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et d’en avoir fait un tableau de la charité [2]. » Ce n’est qu’un leurre [3], certes, mais qui vaut mieux toutefois que la haine toute nue. L’amour vaut mieux que le droit et la politesse. La civilisation, mieux que la barbarie.

Les trois amours

L’amour , soit, mais quel amour ? Depuis le début de cette longue introduction, j’en parle au singulier, comme si le mot était univoque. Or, il n’en est rien. J’aime mes enfants, j’aime la femme ou l’homme dont je suis amoureux : d’évidence, ce n’est pas le même amour. J’aime mes parents, j’aime mes amis : c’est le même mot, pas le même sentiment. Je peux aimer le pouvoir, l’argent, la gloire. Je peux aimer Dieu, si j’y crois, ou y croire, si je l’aime. J’aime la bière et le vin, les huîtres et le foie gras ; j’aime mon pays, la musique, la philosophie, la justice, la liberté ; je peux m’aimer moi- même. . . Combien d’amours différents, pour combien d’objets différents ! Le français, qui passe pour une langue plutôt analytique, et qui l’est le plus souvent, fait preuve, s’agissant d’amour, d’une puissance synthétique presque exagérée. Le mot, dans notre pays, n’en a que davantage de succès : on se réjouit d’autant plus d’entendre parler d’amour que personne ne sait exactement de quoi l’on parle. . . C’est avec cette confusion que je voudrais rompre.
On pourrait certes, en français comme dans n’importe quelle langue, trouver d’autres mots, qui relèvent du même champ lexical : affection, tendresse, amitié, inclination, penchant, dilection, prédilection, attachement, goût, passion, adoration, vénération. . . Mais au risque alors de s’éparpiller dans une multitude de détails, de nuances, de gradations, au point d’y perdre l’essentiel ou de n’y plus discerner les articulations principales. « Trop de distance et trop de proximité empêche la vue », disait Pascal [4]. Aussi est-ce pour trouver la bonne distance, s’agissant d’amour, que j’ai pris l’habitude, sinon de parler grec, j’en serais malheureusement incapable, du moins d’utiliser les trois mots grecs dont les Anciens se servaient pour désigner trois types d’amour différents. Ce sont les trois noms grecs de l’amour.
Le premier est très connu, y compris en français, même s’il est souvent mal compris : c’est éros.
Le deuxième n’est guère connu que de ceux qui ont fait au moins un peu de grec ou de philosophie : c’est philia.
Enfin, le troisième n’est connu que de ceux qui ont une éducation religieuse, en l’occurrence chrétienne, point trop déficiente : c’est agapè.
Eros, philia, agapè. Voilà les trois noms grecs de l’amour, du moins les trois principaux, et tel sera le plan désormais que je vais suivre.

Le sexe ni la mort: trois essais sur l’amour et la sexualité
André Comte-Sponville - éd. Albin Michel 




[1] Maximes, 218
[2] Pensées, fr. 118-402. Voir aussi les fr. 106-403,210-451 et 211-453.
[3] Pensées, 210-451.
[4] Pensées, 199-72.