mardi 14 février 2012

L’étranger dans la langue



     Qui l’aurait cru, la révolution tunisienne s’est démultipliée au gré d’un mot surgi d’une autre langue: « Dégage ! ». Ce mot qui fut happé à l’invocation des destitués, des muets, des immolés, que la domination n’a cessé d’écraser. Ce mot qui a répercuté le tumulte du monde, des mondes, entre lesquelles l’étincelle se transmet.  Si les langues sont des symboles d’identité, ce n’était pas l’identité qui était en question dans ce cri d’indignation qui n’est d’aucune langue.

     Fut-elle celle de Voltaire, ou parce qu'elle l'est précisément, la langue marque des territoires aux frontières étanches où l’étranger pénètre par effraction. De même que l’Indigné de l’année 2011 devint étranger dans son pays d’origine parce que la domination ne sévit plus entre telle identité et telle autre identité, mais partout où le capital veut faire de l’homme son ultime proie. Car le "butin de guerre", désormais, c'est l'homme lui-même. De l’impérialisme à l’empire, de nouvelles puissances d’insubordination, de production et de lutte sont désormais à l’œuvre. Alors que vient faire la polémique sur la langue et sur l’identité, puisque l’oppression se dit désormais dans toutes les langues ? Cette polémique qui survint chez nous à la veille des élections de la Constituante, et qui se prolonge encore aujourd’hui, a eu pour effet de renverser la vapeur révolutionnaire, de sorte que le débat a fini par s’enliser dans une périlleuse bipolarisation, clivant le paysage politique et social en deux camps opposés voire incompatibles : francophone/arabophone, islamiste/moderniste, gauche/droite, croyant/athée, instruit/ignorant, riche/pauvre, travailleur/chômeur, etc.
  
   Pour la première catégorie, soulignons l’insanité d’une telle bipolarisation face à ce qui se pose aujourd’hui par exemple au sein de l’Assemblée constituante concernant le choix de la seule langue arabe classique pour mener des débats que beaucoup d’immigrés tunisiens d’Europe ou d’Amérique ne pourront pas comprendre. Les Tunisiens de Scandinavie, ne comprenant ni le français ni l’arabe, souhaitent, quant à eux, que ces débats soient traduits en anglais. « Nous sommes tous contraints de vivre dans un univers qui ne ressemble guère à notre terroir d’origine. Nous devons tous apprendre d’autres langues, d’autres langages, d’autres codes », écrivait déjà Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Pour la seconde catégorie, il semble que le combat initial contre l’Oppression se soit inéluctablement transformé en un champ de bataille où se confrontent violemment les victimes du passé et les victimes du présent, sourdes au retour du Bourreau qui entre à nouveau en scène à pas feutrés. Plus grave encore, entre l’obscurantisme religieux et ce que Bourdieu appelle « l’obscurantisme de la raison », le conformisme est le même à l’égard des exigences spécifiques de la transition tunisienne. L’opacité est aussi la même. L’obscurantisme est sans doute revenu, mais face à lui, il y a des gens, beaucoup de gens, qui se font étrangers dans la langue, étrangers dans le monde, pour mieux embrasser la face lumineuse de l’humanité ou ce qu’il en reste. 


(Texte publié dans Akademia n°2)

L’indigné aux milles visages

    Le magazine Time a nommé le "manifestant" personnalité de l'année 2011, en hommage aux indignés du printemps arabe, d’Europe et de Wall Street. Cela aurait été véritablement une belle trouvaille, si l’accoutrement du jeune « manifestant » avait été un keffieh palestinien. Plus qu’un emblème de l’identité confisquée, ce foulard, transformé d’ailleurs en accessoire de mode, est devenu un fétiche de la résistance, voire « un fétiche anti-récupérateur », comme dirait Castoriadis, qui scelle le destin d’une jeunesse mondiale en mal d’être. L’une des images marquantes du 14 janvier ne fut-elle pas celle d’un jeune brandissant un ordinateur couvert d’un keffieh, présenté comme l’arme de guerre contre la dictature et son intangible « Ammar 404 » !

     En réinventant ses slogans et ses emblèmes, la révolution tunisienne a rappelé à certains, d’autres révolutions, comme celle de Mai 68 en France ou celle des Œillets au Portugal. Avec la première, le point commun, c’est cette jeunesse désabusée qui voulait, elle aussi, "prendre ses désirs pour des réalités » en ralliant les bases régionales et ouvrières qui ont submergé la direction paternaliste du syndicat. Pourtant, sous les pavés du 14 janvier, point de plage, mais un désert parsemé de relents tribaux, partisans et belliqueux. Avec la seconde, c’est l’image des fleurs déposées sur les chars militaires, qui anticipe et dégomme l’évidence d’un coup d’état militaire. Et face à la méthode douce des geeks tunisiens, s’est imposée une grande violence dont l’idéalisme révolutionnaire ne pouvait se délester. Celle du jeune Bouazizi, et tous ceux qui suivirent son geste, qui s’immola sur l’autel de l’indifférence, celle des familles des victimes, tombées en martyrs sous les viseurs experts de snipers encore inconnus, ou celle encore des persécuteurs et des persécutés de la dictature déchue. Car malgré Facebook et Twitter, l’histoire continue à nous enseigner que toute révolution a sa part de « terreur sacrée », et cela, Dostoïevski le savait. 


Et malgré l'éloquence de Maître Abdennaceur Laouini, l’unité combative du départ a finit par se fragmenter, car les exigences des pauvres et des chômeurs, issus des quartiers et des régions, étaient tangibles et précises, alors que les objectifs des jeunes citadins étaient contradictoires, et souvent plus idéalistes que réalistes. Slim Amamou, le « ministre gazouilleur » et l’une des icônes de cette jeunesse cultivée, ne proposait-il pas, outre la libération d’internet, de dépénaliser la consommation des drogues douces ! Certes, cette révolution a avancé très vite afin de vaincre la peur et de la faire changer de camp. Mais faute de s’imposer sur le plan politique, les jeunes ont découvert les méandres de leur culture hantée par des frustrations anciennes, remises à l’ordre du jour sous couvert d’une révolution spirituelle qui se mit en scène à coup de parades et de milices, signant le retour des fétiches politiques et des délires surréalistes. Du tabou à l’obsession collective, il n’y avait qu’un pas à faire dans une société ou le conservatisme apparaît comme le seul rempart possible contre l’oppression identitaire qui est devenue le symbole de l’oppression politique et culturelle. Même si l’indignation mondiale nous apprend que l’identité à venir est le combat de l’homme contre l’affreuse machine capitaliste.

Pour l’heure, les figures et les icônes de la révolution et de la contre-révolution se suivent et ne se ressemblent pas. De Psycho-M à Ben Souguir, de la Femme Inconnue de l’UGTT au jeune brandissant une cage vide auréolée du drapeau national, en passant par Jalel Brick et le Fou à la baguette, il y aura toujours un pan d’indignation à investir, même si « le 14 janvier était un très beau jour pour mourir ». Dixit Bent Trad.

(Texte publié dans Akademia n°1)