Par Giorgio Agamben*
L’une des possibles façons de considérer la révolution tunisienne est de voir en elle l’apparition soudaine d’un nouveau pouvoir constituant qui se traduit dans la rédaction d’une nouvelle constitution. Or l’histoire enseigne que c’est précisement dans cette phase de transition d’un pouvoir constituant à un pouvoir constitué que se niche le danger que le pouvoir constituant soit confisqué au profit des intérêts qui visent justement à neutraliser les conséquences du processus révolutionnaire. C’est pourquoi la rédaction de la Constitution est un moment décisif, où il faut que ceux qui incarnent le pouvoir constituant – et tout spécialement les jeunes et les étudiants – gardent leur lucidité et leur vigilance.
Le choix du modèle occidental des démocraties représentatives s’est imposé en Tunisie comme allant de soi. Or nous savons parfaitement qu’en Europe ce modèle connaît une crise grave, qui a fini par étouffer toute vie politique. Car ce qui s’est passé dans les Constitutions occidentales dites démocratiques, c’est que le pouvoir constituant a entièrement disparu dans le pouvoir constitué. Ainsi, d’une part, le contrôle des partis sur les candidatures, joint à l’irrevocabilité des élus, réduit-il la participation réelle à la vie politique à l’instant du suffrage, qui devient de plus en plus le simple équivalent d’un sondage. D’autre part, l’évolution des parlements en Occident fait qu’au lieu d’être le siège du pouvoir souverain, ils finissent le plus souvent par ratifier des décrets et des mesures d’urgence prises par l’exécutif. La manipulation de l’opinion publique par les medias achève ce processus de dépolitisation, où aucune trace d’un pouvoir constituant n’est conservé.
En tant qu’européen, je ne peux qu’espérer que la nouvelle Constitution tunisienne tire sa leçon de la faillite de ce système occidental. Il est evident qu’un pouvoir constituant ne saurait subsister en tant que tel dans les institutions du pouvoir constitué. Mais le texte de la Constitution peut prévoir des lieux qui marquent, d’une certaine manière, l’excès du pouvoir constituant sur le constitué, par exemple en permettant la révocation des élus de la part des électeurs et le referendum populaire pour abroger des loi (tel qu’il existe dans la Constitution italienne). Il est surtout nécéssaire de mettre en question le monopole des partis – lesquels tendent inévitablement à se transformer en machines purement électorales – sur la vie politique. La Constitution pourrait ainsi reconnaître et définir le rôle politique des autres organisations emanant de la société civile, tel les forum des étudiants et les associations.
Il est clair en tous cas qu’il revient aux tunisiens, spécialement aux étudiants et aux jeunes qui ont été en première ligne dans la révolution, de trouver dans leur propre tradition culturelle et religieuse les ressources pour imaginer une Constitution qui ne soit pas simplement calquée sur le modèle européen. Car il faut que les tunisiens sachent que ce qui se passe à présent dans leur pays pourrait avoir une influence décisive sur une Europe qui, livrée au pouvoir du capitalisme financier, semble avoir définitivement perdu ce que c’est qu’une vie politique.
*Philosophe italien, né en 1942 à Rome, Giogio Agamben est spécialiste de philosophie politique. Son oeuvre philosophique est traduite et commentée dans le monde entier. Agamben a notamment théorisé, dans la lignée de Michel Foucault, la « biopolitique », soit l'ambition, qui est celle du pouvoir contemporain, d'intervenir jusque dans la vie biologique des individus et de gérer les citoyens comme de simples vivants. Selon lui, la conséquence ultime de la prévalence du biopolitique est le totalitarisme. Dans Homo Sacer, son ouvrage majeur publié en plusieurs volumes sur une vingtaine d'années, il analyse une structure de pouvoir très ancienne, dont il fait remonter la généalogie à l’Antiquité occidentale et qui est devenu la forme dominante de la politique dans les États modernes. C’est ce qu’il nomme “l'état d'exception”, un lieu depuis lequel le souverain édicte la loi. Il n'a ni à se justifier, ni à lui trouver un sens. Alors, qu’à l'autre extrême se trouve le ban : comme le souverain, c'est un état d'exception. Le sujet y est considéré comme vie nue, simple corps biopolitique.
** Ce texte a été publié dans le numéro 38 du Courrier de Tunisie grâce aux bons soins de notre ami le philosophe Adnen Jdey.
** Ce texte a été publié dans le numéro 38 du Courrier de Tunisie grâce aux bons soins de notre ami le philosophe Adnen Jdey.
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