Après la condamnation inattendue d’Ahlem à deux ans de
prison ferme pour délit d’adultère, les avocats de la défense ont décidé de
déposer une requête en « suspicion légitime », contestant, ainsi, l’impartialité
des magistrats chargés de l’affaire au tribunal de première instance de Grombalia.
Le 28 janvier 2016, Ahlem, la jeune femme dont nous relations
l’infortune dans Histoire d’un désamour, a été condamnée, avec son complice et présumés amant, à une peine maximale de
deux ans de prison. Entaché, dès le début, d’irrégularités dans la procédure
(inculpation sur la base de présomptions, absence de flagrant délit et de
preuves matérielles), le déroulement de l’instruction avait de quoi inquiéter
les avocats de la défense.
Mais ce revirement a sérieusement pris de cours Me
Kamilia Ferjani et Me Mahmoud Yacoub, surpris de découvrir, le jour de l’audience,
des preuves à charge récoltées par le parquet, à leur insu. Ces derniers ont
alors demandé un report pour leur permettre d’examiner ces nouvelles preuves et
de préparer leur plaidoirie ; ce que le juge s’est obstiné à leur refuser.
Pourtant, érigé en principe constitutionnel, le respect des droits de la
défense (article 108) est un point cardinal de la procédure pénale. C’est alors
que la défense a déclaré vouloir présenter une requête en suspicion légitime,
selon les dispositions de l’article 294 du code de procédure pénale.
« En matière criminelle, correctionnelle et de
contravention, la cour de cassation peut, sur la réquisition du procureur
général près cette cour, dessaisir toute juridiction d'instruction ou de jugement
et renvoyer la connaissance de l'affaire à une autre juridiction du même ordre
pour cause de sûreté publique ou de suspicion légitime".
Article 294 du code de procédure pénale
Lorsque l’impartialité des magistrats d’une juridiction est
mise en cause, la requête en suspicion légitime vise à demander à la Cour de
cassation de considérer le transfert de l’affaire à une autre juridiction. Plus
encore, les deux avocats ont déposé plainte pour abus de pouvoir, auprès de l’instance
provisoire de la magistrature et à l'inspection générale du ministère de la
justice.
Selon Me Kamilia Ferjani et Me Mahmoud Yacoub, le tour était
joué d’avance. « Le président du
tribunal avait, d’emblée, renvoyé l’affaire à la fin de l’après-midi. Nous
avons alors, mon confrère et moi, demandé aux accusés de partir. Par la suite,
nous avons été surpris de découvrir qu’on nous avait caché les résultats d’une
nouvelle expertise légale. J’ai tenté d’expliquer au Président les
circonstances équivoques de l’instruction, mais il s’est obstiné à nos refuser
un report d’audience », raconte l’avocate d’Ahlem.
"Le ministère public n'était pas neutre"!
Pour Me Mahmoud Yacoub, « le ministère public n’était
pas neutre. Sinon comment expliquer que le procureur de la République proteste
contre la décision du juge d’instruction de libérer Ahlem, lors de la première
audience ; que, juste avant la deuxième audience, le mari de l’accusée demande
au tribunal d’interdire de voyage sa femme et les deux autres accusés, alors même
qu’en tant que plaignant, il n’est pas habilité à le faire. De son côté, le
tribunal a prononcé la sentence en requérant l’incarcération immédiate, alors
que la décision rendue par un tribunal de première instance n’est pas
définitive. Même les ministres de Ben Ali n’ont pas subi un tel harcèlement
judiciaire ! », s’indigne-t-il.
En outre, on rappellera que, suite à sa mise en liberté, le
17 décembre 2015, Ahlem a été empêché de reprendre ses cours dans l’école où
elle enseigne. « On m’a dit qu’un responsable d’en haut a demandé à ce qu’on
m’oblige à prendre un congé », nous a-t-elle confié. Profitant de cette absence
forcée, le mari d’Ahlem adresse, le 4 janvier 2016, une demande au juge de la
famille du tribunal de première instance de Grombalia pour obtenir
provisoirement la garde de ses enfants, invoquant « le délit d’adultère de
sa femme », « le divorce qu’il lui a intenté » et « les dégâts psychologiques subis par sa
fille qui est inscrite à l’école où enseigne sa mère ». Ce que le juge de
la famille lui concède, passant outre la présomption d’innocence et la
procédure de divorce, initialement, entamée par Ahlem, qui avait obtenu la
garde de ses deux enfants et une pension alimentaire conséquente.
Autant dire que la situation est paradoxale, au regard d’une
loi répressive qui s’infléchit, malgré tout, au gré de la volonté individuelle.
En effet, comme l’énonce l’article 236 du code pénal, « l'adultère ne peut
être poursuivi qu'à la demande de l'autre conjoint qui reste maître d'arrêter
les poursuites ou l'effet de la condamnation ». Mais ce père dépité estime
qu’il n’a aucune responsabilité dans la stigmatisation qui affecte ses enfants.
Toujours est-il que la stigmatisation de l’infidélité conjugale, si infidélité
il y a, comme un crime qui corrompt la famille et tend à pervertir la nature,
l’État et le corps social, demeure résolument sexuée. Au moment où le
gouvernement s’attèle enfin à la réforme pénale, on se demande même si
l’affaire d’Ahlem n’est pas exemplaire de cette justice inéquitable banalisée
au nom de la morale. Car qui dit mœurs dit tyrannie de la morale, idéologie
machiste et renoncement aux libertés individuelles.
En témoigne le message qui nous a été, personnellement,
adressé par le mari de l’accusée, ainsi que le cousin de ce dernier, le jour où
le verdict de cette affaire est tombé. Dans ce message identique qui sonne
comme un cri de guerre, les deux hommes ironisent sur « le pseudonyme »
que nous avons attribué à l’accusée pour préserver son anonymat, nous
reprochent d’avoir « perverti les faits et violé le secret de l’instruction »,
narguant les modernistes qui, comme moi et l’avocate de la défense, « s’évertuent
à soutenir la libération des femmes ». Ils finissent en proclamant : « vive
la justice » ! Drôle de justice pour des enfants dont la mère va croupir
en prison à cause d’un fichu désamour !
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