Cinq ans après, les mesures d’exception se normalisent. Etat d’urgence, couvre-feu et clôtures défensives rappellent aux Tunisiens qu’ils ne sont pas tout à fait libres. A lui seul, le barbelé conditionne la circulation et rogne un peu plus l’espace des libertés malmenées par les réflexes autoritaires.
Dans la ville, chevaux de frise et fils de fer barbelé ont poussé comme des champignons autour des grandes surfaces et des bâtiments officiels, venant redoubler les barrières de police, les contrôles de sécurité et les caméras de surveillance. Il semblerait que c’est la première fois que les autorités recourent à cet outil agressif et dissuasif. C’est ce que nous confie un ancien prisonnier d’extrême gauche qui assure que les fils de fer barbelé n’ont pas été utilisés dans les zones urbaines, après l’indépendance, même en 1987, date de l’avènement de l’ancien président déchu. D’après Belhassen Oueslati, porte parole du ministère de la Défense, le barbelé est acheté chez un revendeur tunisien et obéit à un appel d’offres. Questionné sur la loi qui organise les commissions de marchés militaires et sur la quantité de barbelés installés dans les villes, depuis 2011, le porte parole nous a recommandé de faire une demande d’accès à l’information à son ministère, car « il y a des informations qui sont classées secret-défense », a-t-il dit. Mais, selon nos informations, ces barbelés militaires à rasoir, de type concertina, sont importés des Etats-Unis. Un matériau qui se vend par unité de 10 mètres à 50 DT environ, portant le coût d’une installation anti-franchissement à 30 mille DT. Cette mesure d’urgence a été déployée, suite au déclenchement du «système forteresse» décrétée par le Haut conseil de la sécurité, au lendemain des événements de janvier 2011. Les mesures se sont allégées ou renforcées, au fil de ces cinq années, selon les niveaux d’alerte.
Les ministères aussi ont été équipés avec ces barrières hérissées, exacerbant la rupture entre gouvernants et gouvernés, au nom du maintien de l’ordre public. Devant le ministère de l’Education, Mohsen, un jeune diplômé chômeur nous dit avoir l’impression que, derrière ces murs de fer, les responsables se barricadent pour mieux se tenir à distance des problèmes que les citoyens comme lui viennent exposer. Pour les marchands de l’avenue Bourguiba et de l’avenue Bab Bnet, ces barbelés menaçants ont porté un coup au commerce et au tourisme.
La puissance répulsive du dispositif monte d’un cran sur l’avenue Bourguiba, artère principale de la ville où trône l’immeuble emblématique du ministère de l’Intérieur. C’est là que des rassemblements marquants se sont tenues, se tiennent toujours, sont réprimés ou tout simplement interdits, confirmant que la violence politique conjugue l'espace mental à l'espace physique. En 2014, Lotfi Ben Jeddou, alors ministre de l’Intérieur, décidait de lever définitivement le siège des barbelés devant son ministère pour les remplacer par des fleurs et des arbustes d’ornement. Ce message positif devait signifier, selon lui, que « la Tunisie se porte bien ».
Mais l’avenue n’a pas été libérée pour autant, car des barrières ont pris la place des barbelés, et la Tunisie continue à aller mal. Également clôturés, la place de la Kasbah, le tribunal de première instance et le siège de l’Assemblée des représentants du peuple au Bardo, lieux de mobilisations sociales et politiques et d’événements violents. A croire que le printemps tunisien est une saison de fer, de feu et de sang.
A quelques mètres du ministère de l’intérieur, l’ambassade de France ne s’est pas épargné cette laideur. Devant la façade, un blindé côtoie des barbelés à hauteur d’homme qui encombrent le trottoir, au risque « de déchirer les vêtements des passants ou de les blesser ». Ces mesures de sécurité supplémentaires ont été prises en 2013, suite aux manifestations contre l’intervention de la France au Mali.
Loin de l’avenue, sur l’autoroute de la Marsa, l’ambassade américaine. Cette forteresse coiffée d’un mirador est enceinte de tranchées, que surplombent de hauts murs, et équipée de portes blindées. A cela sont venus s’ajouter le barbelé et la fermeture des routes alentour, notamment du côté du Lac. Après l’assaut salafiste lancé contre ses locaux, en 2012, des concertinas ont été placés au sommet et tout au long des murs extérieurs. Ainsi le bâtiment ressemblait à « un pénitencier fédéral », note un ancien diplomate américain qui évoque la politique étrangère des Etats-Unis, à travers les moyens de défense de ses missions diplomatiques dans les pays arabes; suggérant, lui, de remplacer les concertinas par des cactus. Cet intérêt symptomatique pour la clôture végétale n’est pas seulement d’ordre esthétique. Car en occident, le barbelé dérange parce qu’il hante l’imaginaire collectif marqué par la barbarie totalitaire.
En effet, inventé pour parquer du bétail, il est très vite devenu un outil d’oppression. Dans son “Histoire politique du barbelé“, Olivier Razac rappelle que le fil de fer barbelé est « un symbole du mal politique » parce qu’il a servi à enclore les terres des Indiens d’Amérique, à garnir les tranchées de la première guerre mondiale, à enfermer des populations dans des camps de concentration, comme les Boers en Afrique du Sud et les Juifs en Allemagne, et à fermer des frontières. L’auteur n’évoque ni les camps de rétention réservés aux migrants en Europe, ni les camps de torture dressés par les américains à Guantanamo et Abou Ghraieb, ni le « mur de l’apartheid » isolant les Palestiniens. C’est à cela que renvoie le barbelé dans la mémoire tunisienne.
Dans la mémoire de l’oubli, il y a bien sûr les guerres de libération nationales, marquées entre autres par la Ligne Morice, la colonisation de la Libye par l’Italie ou encore la bataille de Bizerte. Combien se souviennent, aujourd’hui, de l’horreur de ces épisodes coloniaux? Plus récemment, la clôture de sécurité érigée aux frontières tuniso-algériennes sanctionne « la course à el khobza » via la contrebande parce qu’en attendant les promesses d’emploi, les populations frontalières subsistent grâce à ce commerce illicite.
Ici, le barbelé écorche le souvenir de l’oppression dans un espace de plus en plus quadrillé et calculé par les inégalités. Comme le relève Razac, à juste titre, « le barbelé focalise notre attention sur les enjeux archaïques de la violence » en rendant visible « une brutalité intense exercée sur la chair ». C’est que la Tunisie post-Ben Ali peine à exorciser ses démons. Et dans cette prison à ciel ouvert, les individus s’engouffrent à nouveau dans cette violence archaïque, dont l’immolation par le feu et électrocution volontaire ne sont pas les moindres maux. Les récents mouvements sociaux à Kasserine, Sidi Bouzid, Regueb, Jebeniana, Hamma, Gafsa, Jendouba, Ghar Dimaou, Tibar, Siliana, Beja, Jendouba, le Kef et Tunis montrent, encore une fois, que les murs ne sont pas une réponse adaptée à l’ampleur des difficultés socio-économique.
Article publiée sur Nawaat
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