Observée avec succès, la grève
générale des journalistes est un moment inédit dans l’histoire de la Tunisie,
qui marque le début d’un réveil nécessaire à la restauration d’une profession
sinistrée par la dictature benalienne et minée par des dissensions qui ont favorisé
la presse de caniveau, les procès arbitraires, les licenciements abusifs, les
violences morales et physiques, qui continuent à sévir encore aujourd’hui.
Après
des mois de tensions et de
négociations avortées avec le gouvernement, une
grève générale a été décidée le mercredi 17 octobre 2012, après avoir « épuisé toutes les voies du
dialogue" et en raison de "l'attitude obstinée du gouvernement et de
son refus de répondre favorablement aux revendications des journalistes et de
l'ensemble du personnel exerçant au sein des entreprises de presse",
lit-on dans la motion générale du bureau exécutif élargi du Syndicat national
des journalistes tunisiens (SNJT), datée du 25 septembre 2012.
Caricature de Hamdi Moulazem de Dar Assabah |
Un vent de révolte…
Les consignes de cette grève ont été
suivies par quasiment tous les médias publics et privés, appelés à suivre les
modalités négociées avec le SNJT. Les médias audiovisuels et radiophoniques ont
ainsi assuré un service minimum et consacré leur antenne à des débats sur la
grève des journalistes. Quant aux médias électroniques ils ont affiché une
banderole ou une page mentionnant la "grève". Un journaliste de Radio
Jeunes a cependant brisé la grève en enfreignant ces consignes, alors que le
directeur de radio Sfax, Malek Riahi, a donné sa démission, suite aux pressions
exercées sur lui par le directeur des radios publiques tunisiennes, Mohamed
Meddeb, un simple technicien sans aucune expérience managériale ou
journalistique, parachuté par le gouvernement actuel à la tête de
l’Etablissement. Cette démission fait suite à celle de Béchir Sghari, directeur
de Radio Monastir, le 3 septembre dernier.
Selon les premières estimations, le taux de participation a dépassé 90%. La
présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Néjiba
Hamrouni, s'est félicitée de la forte mobilisation de la profession, soulignant
que ce mouvement avait pour objectif de défendre la liberté de la presse et
d'expression, à l’avantage non pas seulement les journalistes, mais pour tout
le peuple tunisien.
Rassemblés
devant le siège du SNJT, quelques centaines de journalistes ont manifesté en
scandant et en brandissant des slogans tels : "Une presse libre, des
journalistes indépendants", "Dar Assabah : Ligne rouge",
"la liberté de la presse fondement de la démocratie", "droit du
citoyen à l'information", "médias libres", "la radio est
publique et non gouvernementale", "tout peuple qui s'endort en
liberté s'éveille en servitude",
"réhabilitation du 4e pouvoir". Certains avaient collé sur leur
bouche des autocollants barrés du mot "Non au contrôle".
Des représentants de la société civile
et de partis politiques ainsi que des hommes de culture sont venus en grand
nombre soutenir cette grève. Une importante présence
d'organisations arabes et internationales a été, également, remarquée. Pour ne
citer que la Fédération internationale des journalistes, qui était représentée
par sa secrétaire générale Elisabeth Costa. A noter aussi la présence du vice-
président de la Fédération arabe des journalistes Abdelwaheb Zghilet.
Les
manifestants se sont en outre rendus à
Dar Assabah, où les
journalistes observent depuis le 10 octobre
une grève de la faim, accompagnés depuis peu par Sami Tahri, porte-parole de l’UGTT (union générale des travailleurs tunisiens).
Les
grévistes d'Assabah exigent le départ de leur directeur Lotfi Touati, un ancien
commissaire reconverti dans le journalisme qui a contribué en 2009 au sabotage du congrès de l'Association des
journalistes tunisiens, ancêtre du SNJT. Touati a été désigné par le
gouvernement, devenu propriétaire d'Assabah après la confiscation des parts majoritaires de Sakhr El
Matri, gendre de l'ancien président, auquel les Cheikhrouhou,
propriétaires historiques, ont cédé leurs actions dans le journal.
Mais
pas seulement, car pour garantir la levée de la mainmise du pouvoir, quelque soit sa nature, sur
les médias, la revendication essentielle
concerne l’application du décret 115, qui résume notamment les droits
des journalistes, en interdisant les restrictions à la circulation de
l'informations et en protégeant les sources des journalistes. Ainsi que le décret
116 portant sur la création d'une Haute Autorité indépendante de la communication
audiovisuelle, appelée à délivrer les licences des radios et télévisions
tunisiennes.
Il
semble que le gouvernement ait cédé à cette revendication, en
annonçant dans un communiqué, rendu public le 17 octobre en fin de journée,
qu'il appliquera les deux
décrets garantissant la liberté de la
presse. Mais le communiqué ne mentionne pas les autres revendications des
journalistes, en particulier le limogeage des directeurs de médias publics
nommés ces derniers mois, dont certains sont mis à l'index pour être passer de la propagande
de Ben Ali à la complaisance et à la soumission au pouvoir actuel.
La
confiscation du 4éme pouvoir, oui, mais par qui?
Signés
le 2 novembre 2011 par l'ex-président intérimaire Foued Mebazaa, les décrets 115 et 116 étaient bloqués par le gouvernement de coalition (Ennahdha, CPR et Ettakattol), depuis
son arrivée au pouvoir fin 2011. Lotfi Zitoun, conseiller auprès du premier ministre, avait jugé ces textes incomplets
mais n'en avait jamais initié la rédaction de
nouveaux, ce qui lui a permis du coup, d’exercer un pouvoir
discrétionnaire sur les médias.
Mais déjà,
début avril dernier, Hamadi Jebali, premier ministre et Secrétaire général
d'Ennahdha, déclarait aux patrons de la presse : «Je m'interroge en quoi l'Etat
devrait avoir besoin de posséder ses propres médias». Cependant que le 17
octobre dernier, Ridha Saïdi, ministre délégué auprès du Chef du gouvernement chargé
des dossiers économiques, annonçait la création d’une chaîne de télévision
nommée « Al Kasbah Mubacher » (Al kasbah en direct) pour diffuser
l’actualité du gouvernement et des ministres, avec pour slogan: “l’information
est sacrée, le commentaire est libre“. Etrangement, cette déclaration a été accordée
à des modérateurs de pages du réseau social Facebook.
Le
18 avril, et dans une interview dans le quotidiens qatari «Al-sharq», le Président du mouvement islamiste, Rached Ghannouchi
affirmait, quant à lui, que la direction de son parti, envisage de prendre des
mesures radicales dans le domaine de l'information dont éventuellement, la
privatisation des médias publics. Le lendemain et lors d'un débat télévisé sur
la Watania1, c'est au tour d'Ameur Laaryadh, élu à l'assemblée nationale
constituante et membre du bureau politique d'Ennahdha, d'évoquer l'idée de
céder la télévision nationale au capital privé. Suite à ces déclarations, les
sit-inneurs qui campaient devant le siège de la télévision nationale depuis plus
de 50 jours, sont passés
des revendications d'«épuration» et d'«assainissement» de la télévision
nationale, au slogan de «Télévision à vendre». Etait-ce un hasard?
Après l'acharnement contre la
télévision nationale, dénoncé par le rédacteur en chef des infos, Said Khezami, et la nomination de Imen Bahroun comme DG de la télévison, c’est la radio nationale qui était passée au crible. Ainsi, le 24
avril, Habib Belaid, directeur général de la radio a été remercié et remplacé par
Mohamed El Meddeb, qui a fait preuve, dès son arrivée, de multiples abus de
pouvoir. Boutheina Gouia, troisième journaliste à avoir été suspendue
d’antenne, a mobilisé ses collègues et la société civile pour une série de
sit-in qui se sont tenus début octobre devant la radio pour dénoncer cet état de fait.
Cette stratégie du pouvoir provisoire qui
vise à assujettir les médias à sa volonté en prévision des prochaines élections, a fini par secouer les plus blasés. « Sous
prétexte de nettoyer la presse des restes de l’ancien régime, Ennahda installe
ses hommes à la tête des grands médias et tente de soumettre les journalistes
qui protestent et ne veulent pas rentrer
dans les rangs. Ce gouvernement peine à rompre avec les pratiques de l'ancien
régime qui avait fait des medias publics des canaux de propagande et de
manipulation», affirmait Kamel Labidi, président de l’ancienne Instance
nationale pour la réforme de l'information et de la communication (INRIC). Mais
les journalistes ne peinent-ils pas eux aussi à rompre avec ces anciennes pratiques
détestables et certains ont même tendance à banaliser l’auto-censure, la censure et
le manquement à la déontologie élémentaire, et dans ce sens, une
auto-régulation, voire une psychothérapie, est absolument nécessaire. Outre le fait que la cohésion du corps métier laisse toujours à désirer/
Une liberté complémentaire...
A
trop vouloir exercer un pouvoir de jour en jour plus hégémonique, et d’entraver
la liberté de la justice et de la presse, dans une fragile période de
transition, le retour de manivelle est pourtant inévitable. Accusés de complaisance et
d’incompétence, les journalistes ont fini par se secouer d’une manière
inattendue, dans un espace exceptionnel de liberté où le pire comme le meilleur
est possible.
Si les atteintes à la liberté de la
presse se sont multiplié en prenant d’anciennes et de nouvelles formes (concentration
capitalistique, essor de la peopolisation sordide, du reality show et de la banalisation de l'abject et de l'horrible), une part
grandissante de l’espace où se diffuse l’information et s’organise le débat
public semble, fort heureusement, échapper a la censure. Il s’agit bien évidemment
d’internet et des réseaux sociaux, le fameux cinquième pouvoir signalé par
Ignacio Ramonet, là où sur le fil, des blagues et des noms d’animaux et
d’amuse-gueules fusent, ces temps-ci, à l’endroit des responsables politiques.
Certains internautes ont même ironisé
sur les journalistes en grève, comme on a pu le relever par exemple, à travers
le statut facebook de Riadh Hammi, un tweeple influent qui écrit : « La
presse tunisienne est en grève. Concrètement aujourd'hui vous allez être mal
informés sur la situation du pays. Vous le sentez hein ?! Si vous vouliez
savoir qui a tué les dizaines de tunisiens du 14 au 16 janvier, qui a tué les
martyrs de la "révolution", quel rôle à joué et joue encore Rchid
Ammar, qui sont les snipers, qui protège les pourris de l'ancien régime, qui
sont les salafistes, eh bien vous devrez patienter jusqu'à demain, parce
qu'aujourd'hui la presse est en grève. Par contre vous pourrez toujours admirer
les pubs, parce que l'argent on déconne pas avec ».
Précisément, parce que les failles et les dérives
existent et continueront à exister, les médias doivent compléter la liberté
d'expression et la démocratie. Il est plus que souhaitable, maintenant, que ce
réveil puisse toucher également le domaine de la justice. Certes, les magistrats ont entrepris eux aussi un sit-in ouvert, mais si la justice demeure défaillante, même reconnu, le décret-loi 115 n'aura pas d'impact signifiant sur la pratique des journalistes.
.
Ce n’est qu’avec une réelle
séparation des pouvoirs qu’une lumière impartiale pourra être faite sur les liens unissant les politiques, les
pouvoirs financiers, et le monde de la Justice, et dont dépend absolument
le devenir de la justice transitionnelle en Tunisie. Il faudrait sans doute aussi
faire une place aux lecteurs et aux citoyens dans la fabrication de
l'information, comme ont réussi à le faire des sites comme Nawaat en Tunisie, ou Mediapart et
Rue89 en France. En tout états de cause, il faudra du souffle aux journalistes car le
chemin vers la libération totale de l’information est encore long….
*Paru dans "Courrier de Tunisie" de cette semaine.
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