Faut-il appréhender « les printemps arabes » à la lumière de la théorie des Subalternes ? Car lire l’histoire subalterne, n’est-ce pas lire le pouvoir et ses représentations en tant qu’outil idéologique menaçant de reproduire le mécanisme de création de l’autre, ce qui est propre au discours colonial hégémonique.
Emprunté à Gramsci, la « subalternité » est devenue un concept majeur au sein des études postcoloniales. Le terme est développé à partir de la relation du sujet avec son contexte historique, impliquant une condition de subordination et de dépendance économiques, jusqu’à ce qu’il soit repris et subverti par l’Indienne Gayatri C. Spivak, dans son essai polémique : « Can the Subaltern speak ? », (les subalternes peuvent-elles parler ?). La chercheuse indienne demande que l’on donne la parole aux subalternes afin qu’elles accèdent au statut de sujet du discours et donc de l’Histoire. Evidemment, Spivak ne veut pas dire que les femmes ne sont pas en mesure de s’exprimer ni d’articuler leur souffrance. Dire que la subalterne ne peut pas parler, c’est souligner qu’en tant que femme subalterne, elle ne peut être ni entendue ni lue. Son dire est ainsi un acte qui répète à l’aveugle une scène inadmissible d’effacement, tant est prégnante l’effacement de sa voix par la représentation dominante
Il n’est pas étonnant que les débats sur la situation de la femme occupent une place de premier plan dans l’histoire subalterne. Victime de la collusion entre patriarcat et colonialisme, la femme est de fait, dans le Tiers-Monde, la subalterne d’un subalterne. Les révolutions arabes ont révélé, malgré les luttes féministes et les politiques de développement, que les femmes demeurent dépossédées de leur parole et dépossédée du désir. Ce qui implique, si l’on se base sur Spivak, la prise en compte d’une complexité des luttes contre la domination que certaines traditions, en particulier le féminisme occidental, ont tendance à occulter. Il existerait ainsi un féminisme dominant qui situe les sujets et les groupes, en un lieu profondément équivoque. D’autant que la prise de position féministe se heurte désormais à un autre dilemme, celui de la position islamiste et de la position « moderniste », face à quoi la parole des femmes apparaît comme une source de discorde dans le projet de construction post-révolutionnaire où la surenchère politique prime sur la négociation.
A notre sens, ce champ discursif dynamique pourrait inclure d’autres paroles de subalternes : celles des prisonniers politiques, des islamistes, des chômeurs, des paysans, des régions, des exilés… Si l’on se rappelle, qu'Edward Said recommandait de ne surtout pas négliger « l’étude des formes contemporaines de domination politique et d’exploitation économique », ces catégories s’affirment comme des ignorés de l'histoire actuelle, dont l’identité est occultée, voire travestie par les discours croisés de l’oppression et de la domination, d’abord par le colonialisme, puis par le post-colonialisme et la dictature.
Et là aussi, la parole des subalternes mime le discours du colonisateur et du dictateur. Par exemple, pour le cas de la Tunisie, les islamistes se positionnent à la fois comme victime et bourreau, comme minorité cultuelle et majorité politique, reproduisant ainsi le schéma psychotique de leur exil occidental. Dans « Les banlieues de l’Islam : Naissance d’une religion en France », Gilles Kepel affirme que « c'est par réaction contre le sentiment de panique du dépaysement que se développe chez l'immigré une prise de conscience de son identité islamique avec toutes ses exigences culturelles et religieuses », mais ce phénomène « est beaucoup plus largement répandu et se manifeste dans tous les pays musulmans ». Cependant que l’islamisme wahhabite, succédant à l'arabisme nationaliste, avait contribué au rayonnement spectaculaire de l'Islam en France, « dans une opinion où les préjugés hérités de l'ère coloniale n'avaient pas disparu », et de ce fait même avait suscité des réactions xénophobes, dont on constate les dégâts, jusques dans les pays d’origine. L'historien tunisien Saber Mansouri constate, quand à lui, dans « L’islam confisquée : Manifeste pour un sujet libéré », que certains mots, comme « islam », « démocratie » ou « fanatisme », deviennent des totems et des représentations assimilés à des vérités validées. On ajoutera que ce totémisme est repris par les islamistes à leur compte.
Finalement, si l’on admet que le sujet dominé est non représenté politiquement et assujetti à un non-savoir de soi, parce qu’il se tient dans des postures ambigües, la question qui se pose alors est de savoir comment le sujet arabe peut-il sortir de cette ambigüité pour devenir la réserve de possible d’une politique d’émancipation ou de la reconnaissance[i].
[i] La théorie de la reconnaissance est en partie liée aux travaux d’Axel Honneth et à son ouvrage : « La Lutte pour la reconnaissance », Cerf, 2002.
* Cet article est paru dans le dernier numéro de la revue de l'université de Manouba "Akademia".
2 commentaires:
Dites donc c'est quoi ce "printemps arabe" qui offre le pouvoir et tous qui va avec à des "subalternes" complètement dérangés dont la capacité de nuisance et telle que le commun des tunisiens ne savent plus à quel saint devraient-ils se vouer!?
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