Comment préserver la
liberté d’expression journalistique sous le régime totalitaire ?
Il est difficile aujourd'hui d'évoquer la liberté de la
presse sans être taxé d'extravagance, accusé d'être Mata-Hari, de se voir
convaincre d'être le neveu de Staline.
Pourtant cette liberté parmi d'autres n'est qu'un des
visages de la liberté tout court et l'on comprendra notre obstination à la
défendre si l'on veut bien admettre qu'il n'y a point d'autre façon de gagner
réellement la guerre.
Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu'elles
soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd'hui à
la liberté de pensée, nous avons d'ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire
et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu'il nous sera possible de dire.
En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure
une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par
les censeurs métropolitains soit interdite au "Soir républicain" (le
journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l'époque),
par exemple. Le fait qu'à cet égard un journal dépend de l'humeur ou de la
compétence d'un homme démontre mieux qu'autre chose le degré d'inconscience où
nous sommes parvenus.
Un des bons préceptes d'une philosophie digne de ce nom est
de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d'un état de fait qui
ne peut plus être évité. La question en France n'est plus aujourd'hui de savoir
comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en
face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le
problème n'intéresse plus la collectivité. Il concerne l'individu.
Et justement ce qu'il nous plairait de définir ici, ce sont
les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses
servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore
manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus,
l'ironie et l'obstination. La lucidité suppose la résistance aux entraînements
de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il
est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène
humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains.
Il suffit de connaître l'histoire des dernières années de la politique
européenne pour être certains que la guerre, quelle qu'elle soit, a des causes
évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir
qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour
ce qu'il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des
événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le
désespoir. Tout cela est en son pouvoir.
En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire
également d'opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront
pas qu'un esprit un peu propre accepte d'être malhonnête. Or, et pour peu qu'on
connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s'assurer de
l'authenticité d'une nouvelle. C'est à cela qu'un journaliste libre doit donner
toute son attention. Car, s'il ne peut dire tout ce qu'il pense, il lui est
possible de ne pas dire ce qu'il ne pense pas ou qu'il croit faux. Et c'est
ainsi qu'un journal libre se mesure autant à ce qu'il dit qu'à ce qu'il ne dit
pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes,
si l'on sait la maintenir. Car elle prépare l'avènement de la vraie liberté. En
conséquence, un journal indépendant donne l'origine de ses informations, aide
le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives,
pallie par des commentaires l'uniformisation des informations et, en bref, sert
la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu'elle
soit, lui permet du moins de refuser ce qu'aucune force au monde ne pourrait
lui faire accepter : servir le mensonge.
Nous en venons ainsi à l'ironie. On peut poser en principe
qu'un esprit qui a le goût et les moyens d'imposer la contrainte est imperméable
à l'ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu'un exemple parmi
d'autres, utiliser l'ironie socratique. Il reste donc que l'ironie demeure une
arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce
sens qu'elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent
ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d'illusions
sur l'intelligence de ceux qui l'oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde
l'homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur
dix. La même vérité dite plaisamment ne l'est que cinq fois sur dix. Cette
disposition figure assez exactement les possibilités de l'intelligence humaine.
Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard
enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l'on sait.
Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce
soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses
exigeantes puisqu'elles ont peu d'amants.
Cette attitude d'esprit brièvement définie, il est évident
qu'elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d'obstination. Bien
des obstacles sont mis à la liberté d'expression. Ce ne sont pas les plus
sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les
poursuites obtiennent généralement en France l'effet contraire à celui qu'on se
propose. Mais il faut convenir qu'il est des obstacles décourageants : la
constance dans la sottise, la veulerie organisée, l'inintelligence agressive,
et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher.
L'obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident,
elle se met alors au service de l'objectivité et de la tolérance.
Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté
jusqu'au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas
trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa
sphère tout ce qu'il croit vrai et juste, s'il voulait aider pour sa faible
part au maintien de la liberté, résister à l'abandon et faire connaître sa
volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond
du mot.
Oui, c'est souvent à son corps défendant qu'un esprit libre
de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde
enflammé ? Mais la vertu de l'homme est de se maintenir en face de tout ce qui
le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience
de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui
serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s'expriment que dans des
coeurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs
et ces esprits, les réveiller plutôt, c'est la tâche à la fois modeste et
ambitieuse qui revient à l'homme indépendant. Il faut s'y tenir sans voir plus
avant. L'histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils
auront été faits.
Albert Camus
*Cet article inédit d’Albert Camus est inconnu puisque censuré par les autorités coloniales, retrouvé grâce à une journaliste Macha Séry aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, et publié dans Le Monde le 18 mars 2012. Camus l’avait écrit pour le quotidien algérois "Le Soir républicain" en novembre 1939.
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