D’une certaine manière, c’est la fêlure du nom qui a rendu son nom si remarquable, marquant du coup sa rencontre avec d’autres noms que furent ces compagnons d’écriture grisés comme lui par « les amours bilangues », hordes magnifiques parties pour sonder l’abîme où gît «l’intraitable beauté du monde ». Depuis « La mémoire tatouée », la veine de l’écrivain explosa en milles constellations, ralliant tous les genres pour une même quête avide traversée par les dialogues de l’amitié. Sociologue, romancier, poète, essayiste, dramaturge, critique d'art, philosophe du langage et de la politique, Abdelkébir Khatibi a exploré toutes les voies de la création littéraire avec des titres emblématiques dont notamment: « La blessure du nom propre », « Le livre du sang », « Amour bilingue », « Le lutteur de classe à la manière taoïste », « Vomito blanco », « Un été à Stockholm », « La langue de l'Autre », « L'Art contemporain arabe », « Le Corps oriental », et « Aimance ». Ses Oeuvres complètes ont été récemment rassemblées aux Editions de la Différence. Au-delà des nombreuses consécrations qui le distinguèrent de son vivant, dont «le Grands prix de l'Académie française» en 1994, il emporte avec lui un don inestimable : le respect de ses pairs et la passion de ses lecteurs. Ainsi, l’écrivain qui se présentait lui-même comme un "étranger professionnel" part à l’âge de 71 ans sans jamais avoir cessé de remuer les affres de « l’aimance », variante conceptuelle de l’amour qu’il inventa et qu’il définit comme « une relation de tolérance réalisée, un savoir-vivre ensemble, entre genres, sensibilités, pensées, religions, cultures diverses. » De l’interlangue à l’intersigne, il a tôt fait de joindre ses questionnements et ses enchantements à ceux de Barthes, Hassoun, Glissant, Derrida… « Nous nous intéressons aux mêmes choses: aux images, aux signes, aux traces, aux lettres, aux marques », écrivait à son propos Barthes. Mais en écrivant en français, Khatibi n’a pas seulement soulevé l’aliénation d'une littérature colonisée et à décoloniser, il a aussi interrogé la tradition et l’appartenance à la culture musulmane : « Le traditionalisme, écrit-il en 1988, n'est pas la tradition : il est son oubli et en tant qu'oubli, il fixe l'ontologie à ce dogme : primauté d'un Etant (Dieu) immuable et éternel, invisible et absent… Le traditionalisme se nourrit de la haine de la vie. Se dévorant lui-même et de siècle en siècle, il se renverse dans le monstrueux et la démonie. » Ses réflexions sur « L’Art contemporain arabe » devrait être aujourd’hui la référence de tout critique d’art averti. Khatibi y développe des propos d’une élégance et d’une clarté rares. « Qu'est-ce qu'un artiste arabe ? Y a-t-il réellement une communauté d'artistes », s’interroge-t-il ainsi. Et à propos d’art contemporain arabe, il écrit : « La contemporanéité constitue en soi un nœud de plusieurs identités plastiques. C'est un tissage d'images et de signes et l'abstraction de l'art arabo-islamique provient d'une civilisation du signe où le livre, avec sa calligraphie et ses puissances décoratives, est demeuré le temple qui donne sens à toute autre visualisation; cette abstraction-là aux formes pures et géométriques, n'a pas la même histoire, ni la même composition esthétique que celle de l'art abstrait occidental. Voir le monde "avec les yeux" du livre et de l'arabesque, suppose une pensée unifiée à ce désir d'éternité. » Mais, c’est quoi la différence entre l’art du signe arabe et l’art abstrait occidental ? « Cette civilisation est celle du signe qui fait image, alors que la civilisation européenne, depuis les Grecs, a autonomisé l'image par rapport au signe, à son autorité, comme l'avait réalisé aussi, si admirablement, I'Egypte pharaonique, surtout en sculpture… Différence de civilisation, porteuse de possibilités créatrices comme elle est un lieu de troubles d'identité, d'une tradition à l'autre. Peut-être le retour régulier des peintres arabes contemporains (mais aussi de nombreux artistes non-arabes) à l'art islamique ancien comme élément et fragment de leur œuvre, n'est pas qu'une nostalgie plus ou moins mélancolique et un culte des reliques ; peut-être ce retour dissimule-t-il le secret plastique de toute civilisation qui consiste, dans son héritage visuel, à revoiler la vie et la mort par l'art des illusions; mais peut-être aussi l'artiste doit-il exorciser le passé tout en inventant l'avenir afin que l'œuvre d'art soit arrachée au temps, et qu'ainsi hypostasiée, elle gravite dans un contretemps perpétuel qui fait travailler, aimer, souffrir tout artiste digne de ce nom, livré à la solitude, au silence, au regard blessé ». Mais d’autres peintres ont adopté l’art occidental et son abstraction comme « un pari sur la transfiguration du passé ». Ceux-là « ont acquis le savoir-faire, la technique, les notions de signature et de marché, I'enjeu des expositions internationales, un jeu de miroirs où chaque artiste arabe tente sa chance, vend son œuvre… participe à la civilisation mondialisante de l'intersigne ». Or, « Rien ne nous interdit de penser que la civilisation de l'intersigne qui se développe avec une telle autorité en refoulant les différences entre les civilisations et leurs territoires, donne à la calligraphie une nouvelle vie, dans l'espace techno-scientifique et ses multimedias ».
Amours bilangues
Et à côté de l’élégance de son style, on peut mesurer l’envergure de cette pensée indéfectible dans les échos qu’elle a suscité chez les écrivains maghrébins et à l’endroit de tous ceux qui partagent avec lui les tourments du langage et les splendeurs de la dépossession de soi. Tel Derrida avec lequel il poursuivit un dialogue ininterrompu par-delà la mort, dans le très beau livre « Jacques Derrida, en effet ». Khatibi y évoque les « apories de l’éthique, notamment les questions du don, du pardon, du secret, du témoignage, de l'hospitalité, du vivant - animal ou non », questions chères à Derrida qui lui rendait l’hommage dans la préface rédigée pour « La langue de l’Autre ». « Comme beaucoup d'autres, je tiens Abdélkebir Khatibi pour un des très grands écrivains, poètes et penseurs de langue française de notre temps. J'admire depuis longtemps l'originalité, l'unicité solitaire aussi de son trajet et je regrette que celui-ci ne soit pas étudié, comme il le mérite, dans les pays de langue anglaise… Particulièrement sensible à sa démarche (notamment mais non seulement en raison de mes origines maghrébines), j'avais essayé de le dire, en marquant ma gratitude et ma proximité, au cours d'un colloque qui nous avait réunis il y a quelques années à Louisiana State University (colloque organisé par Edouard Glissant et David Wills) et à l'occasion d'autres colloques internationaux », affirmait ainsi ce défricheur de la différance. Et dans ce même livre, la phrase étonnamment prémonitoire de Khatibi qui disait: « Personnellement, je n'attends pas le décès de mes amis et amies pour parler et écrire en leur direction. Et qui sait si l'écrivain qui fait le mort ne veut-il pas séduire les vivants. » Fort heureusement, l’année 2008 fut prolifique pour l’écrivain marocain le plus célèbre de la planète. Il y recevait le Grand Prix Printemps de la Société des Gens de Lettres de France pour l’ensemble de son oeuvre, à l’occasion de la parution du deuxième volume "Poésie de l’aimance". Il participait aussi au Mexique, aux côtés notamment de Nadine Gordimer et Gabriel Garcia Marquez, à l'hommage grandiose rendu à un autre « voleur de feu », le Latino-américain Carlos Fuentes qui fêtait son 80ème anniversaire. La même année, la Faculté des Lettres El Jadida au Maroc lui rendait un hommage avec un colloque qui lui fut entièrement consacré. Et la Francophonie qui fête bientôt sa journée, saura sans doute se souvenir de celui qui fit de la fêlure identitaire tout un art migratoire. Mais voici ce qu’écrivait Patrick Chamoiseau, dès que la nouvelle de sa perte est tombée, pour lui rendre un dernier hommage dans ce très beau texte:
« Pour Abdelkébir Khatibi »
Frère, tu savais les abîmes de la langue, ce qu’elle dérobe et qu’elle offre aux déroutes des langages, ce qu’elle nourrit de vertiges dans le désir des autres langues, tu savais aussi que raconter c’était saisir l’obscur, fréquenter l’indicible, la difficulté d’être avec tous mais au plus singulier, dans le partage sans concessions mais au plus différent, et trouver dans les tumultes du monde l’effervescence secrète, essentielle, où l’esprit vit le monde, en Guerrier, invente des peuples et des manières, va le mystère de la chose tissée et des calligraphies, et nous invente des horizons encore vifs d’être tatoués, portés haut à même la poussière du Maroc... Tu savais aussi l’amour, qui ouvre tant, toujours, et dont sait se nourrir cette orchidée à qui je donne ton nom...
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