En venant à disparaître, Tayeb Salih nous laisse une trace indélébile de son passage entre les rives avec sa « Saison de l'émigration vers le Nord » (Mawsim El Hijra Ila Chamal) qui résonne aujourd’hui comme un testament. Bien que l’écrivain soudanais ait produit d’autres livres, c’est en effet cette œuvre emblématique qui a contribué durablement à sa notoriété en consacrant son génie. Publiée en 1966, « Saison de l'émigration vers le Nord » est d’abord un roman qui vient bouleverser les lois du genre dans un paysage littéraire arabe ankylosé par le réalisme et l’existentialisme hérité de Sartre et Camus.
Tayeb Salih se fait d’abord remarquer en innovant au niveau du récit qui mêle la biographie du narrateur à celle du personnage principal, Mustafa Saïd. Si cette dualité narrative est consubstantielle aux écrivains du « postcolonial », elle configure aussi le questionnement sur une identité paradoxale et imprévisible, abordée cependant par Tayeb Salih comme une archéologie du désir pour dire et redire en strates concentriques l’histoire d’une séduction/répulsion entre l’Orient et l’Occident.
Plus proches d’un Khatibi ou d’un Fanon que d’un Césaire ou d’un Memmi, ses réflexions sur le colonialisme ne vont pas sans une certaine passion qui place le rapport à l’ancien oppresseur sous le signe d’un érotisme ravageur d’où la rédemption n’est pas exclue. En traversant tout le livre, cet érotisme a justement valu à l’écrivain d’être censuré par les islamistes au pouvoir à Khartoum qui ont jugé la métaphore irrecevable. « Autant fermer l’écurie à double tour une fois que le cheval est parti», avait alors commenté Tayeb Salih qui avait pourtant puisé dans le réel en transposant les remous du désir et de l’identité dans la suée des eaux. Et l’Afrique n’étant pas tout à fait l’Orient, c’est du Nil, symbole de la fertilité et du don, que part l’auteur vers cet océan houleux qui le rive à l’ailleurs, précisément à l’Angleterre, ancienne puissance coloniale où son narrateur, son personnage et lui-même ont mené leurs études supérieures.
D’eaux fertiles en eaux troubles, il semble ainsi que la traversée se décline en versions multiples. Mustapha Said choisit de nous transmettre la sienne par un tiers, ce narrateur qui devient malgré lui le témoin d’une Histoire houleuse dont il prend acte dans la lettre d’adieu que lui adresse l’étrange Mustapha Saïd avant de disparaître dans les fonds du Nil : « Rester ou partir, je ne sais lequel de ces actes est égoïste. De toutes façons, cela ne sert à rien de se culpabiliser. Cet appel lointain continue à résonner dans mon oreille… Il se peut que je sois fait ainsi ou que ceci soit mon destin. Mentalement, je sais ce qu’il faut faire. Mais les subtilités de mon âme et mon sang me poussent vers des régions éloignées. » En découvrant le passé obscur de Mustapha Saïd, jugée devant une cour anglaise pour le meurtre de femmes qu’il a pourtant aimé, le narrateur succombe aux tourments de cette quête qui a fini par fondre et confondre la haine et l’amour, la folie et la raison, le pouvoir et le savoir.
Excédé par ces révélations cruelles, le narrateur se dirige alors vers le fleuve dans l’intention de se purifier de ces idées noires. Mais, submergé par la pression du courant, il manque de se noyer.
« J’ai pensé que si je mourais à cet instant, je mourrais comme j’étais né, sans l’intervention de ma volonté. Toute ma vie je n’ai pas choisi et je n’ai pas décidé. Je décide à l’instant de choisir la vie. Je vivrai parce que j’aimerai rester avec mes enfants le plus longtemps possible, parce que j’ai des devoirs envers eux. Je ne suis pas concerné par le sens de la vie ou son non-sens. Si je ne peux pardonner, j’essaierai d’oublier. Je survivrai par la force et la ruse. J’ai alors bougé mes pieds et mes bras avec force de sorte qu’ils émergèrent au-dessus de l’eau. Et avec ce qui me restait comme force, je criai comme un ridicule comédien : au secours ! Au secours ! »
Magnifique monologue qui pose la question du libre-arbitre et achève la représentation de cette figure du double dont l’originalité est d’être tour à tour l’adjuvant et l’opposant du personnage principal afin d’en être finalement le catalyseur. A travers ce récit à deux voix, Tayeb Salih a magistralement traduit la complexité de l’âme humaine empêtrée dans ce voyage étrange et familier où l’appel de l’identité est un péril recommencé.
Tayeb Salih se fait d’abord remarquer en innovant au niveau du récit qui mêle la biographie du narrateur à celle du personnage principal, Mustafa Saïd. Si cette dualité narrative est consubstantielle aux écrivains du « postcolonial », elle configure aussi le questionnement sur une identité paradoxale et imprévisible, abordée cependant par Tayeb Salih comme une archéologie du désir pour dire et redire en strates concentriques l’histoire d’une séduction/répulsion entre l’Orient et l’Occident.
Plus proches d’un Khatibi ou d’un Fanon que d’un Césaire ou d’un Memmi, ses réflexions sur le colonialisme ne vont pas sans une certaine passion qui place le rapport à l’ancien oppresseur sous le signe d’un érotisme ravageur d’où la rédemption n’est pas exclue. En traversant tout le livre, cet érotisme a justement valu à l’écrivain d’être censuré par les islamistes au pouvoir à Khartoum qui ont jugé la métaphore irrecevable. « Autant fermer l’écurie à double tour une fois que le cheval est parti», avait alors commenté Tayeb Salih qui avait pourtant puisé dans le réel en transposant les remous du désir et de l’identité dans la suée des eaux. Et l’Afrique n’étant pas tout à fait l’Orient, c’est du Nil, symbole de la fertilité et du don, que part l’auteur vers cet océan houleux qui le rive à l’ailleurs, précisément à l’Angleterre, ancienne puissance coloniale où son narrateur, son personnage et lui-même ont mené leurs études supérieures.
D’eaux fertiles en eaux troubles, il semble ainsi que la traversée se décline en versions multiples. Mustapha Said choisit de nous transmettre la sienne par un tiers, ce narrateur qui devient malgré lui le témoin d’une Histoire houleuse dont il prend acte dans la lettre d’adieu que lui adresse l’étrange Mustapha Saïd avant de disparaître dans les fonds du Nil : « Rester ou partir, je ne sais lequel de ces actes est égoïste. De toutes façons, cela ne sert à rien de se culpabiliser. Cet appel lointain continue à résonner dans mon oreille… Il se peut que je sois fait ainsi ou que ceci soit mon destin. Mentalement, je sais ce qu’il faut faire. Mais les subtilités de mon âme et mon sang me poussent vers des régions éloignées. » En découvrant le passé obscur de Mustapha Saïd, jugée devant une cour anglaise pour le meurtre de femmes qu’il a pourtant aimé, le narrateur succombe aux tourments de cette quête qui a fini par fondre et confondre la haine et l’amour, la folie et la raison, le pouvoir et le savoir.
Excédé par ces révélations cruelles, le narrateur se dirige alors vers le fleuve dans l’intention de se purifier de ces idées noires. Mais, submergé par la pression du courant, il manque de se noyer.
« J’ai pensé que si je mourais à cet instant, je mourrais comme j’étais né, sans l’intervention de ma volonté. Toute ma vie je n’ai pas choisi et je n’ai pas décidé. Je décide à l’instant de choisir la vie. Je vivrai parce que j’aimerai rester avec mes enfants le plus longtemps possible, parce que j’ai des devoirs envers eux. Je ne suis pas concerné par le sens de la vie ou son non-sens. Si je ne peux pardonner, j’essaierai d’oublier. Je survivrai par la force et la ruse. J’ai alors bougé mes pieds et mes bras avec force de sorte qu’ils émergèrent au-dessus de l’eau. Et avec ce qui me restait comme force, je criai comme un ridicule comédien : au secours ! Au secours ! »
Magnifique monologue qui pose la question du libre-arbitre et achève la représentation de cette figure du double dont l’originalité est d’être tour à tour l’adjuvant et l’opposant du personnage principal afin d’en être finalement le catalyseur. A travers ce récit à deux voix, Tayeb Salih a magistralement traduit la complexité de l’âme humaine empêtrée dans ce voyage étrange et familier où l’appel de l’identité est un péril recommencé.
La double vie d'un voyageur averti
Mais l’étrangeté est inhérente à l’itinéraire même de l’écrivain soudanais qui a vécu et crée dans l’exil, alors qu’à l’origine, il était parti pour être agronome et rester travailler la terre avec sa famille. Il n’aurait peut être jamais écrit s’il n’avait quitté son pays pour des études à Londres où il va travailler comme enseignant avant de rejoindre la section arabe de la BBC. On aurait dit alors que les deux figures de son roman, le personnage et le narrateur, symbolisent les deux versants de la quête de Tayeb Salah, les deux vies d’un voyageur averti, chez qui l’écriture est devenue une ruse précieuse pour contourner l’exil et la nostalgie.
Ironie du sort, il y a quelques mois, l'Union générale des écrivains soudanais avait demandé que l’exilé soit inscrit sur la liste préliminaire pour le Prix Nobel de littérature 2009. Or, au-delà de son prestige, ce prix qui a été politisé à outrance n’ajoutera rien ou si peu à la reconnaissance déjà conquise par Tayeb Salih dont «Saison de la migration vers le Nord » a été choisi par une centaine d'écrivains venant de 54 pays pour faire partie des 100 meilleures œuvres de l'Histoire de l'Humanité. Déjà en 2001, l'Académie de la littérature arabe à Damas le déclarait comme le roman arabe le plus important du XXe siècle. Et à Londres, récemment, son texte a été adapté pour le théâtre.
En Tunisie, la collection « Ouyoun El Mouassara » (Chefs-d'œuvre de la modernité) de « Dar El Janoub » pourra longtemps encore s’enorgueillir d’avoir publié ce grand écrivain que préfaçait le professeur Taoufik Baccar, sous le titre «Awjaâ El Ifaka ala Attarikh El Aassef » (Le réveil douloureux sur une histoire agitée). Il faut maintenant espérer qu’une nouvelle traduction française vienne prendre place à côté des deux versions déjà réalisées, lesquelles s’avèrent d’une qualité moyenne. A savoir « Le migrateur », traduction du Libanais Fady Nour avec une préface de Jacques Berque, et «Saison de la migration vers le Nord », traduction du Tunisien Abdelwahab Meddeb conjointement avec le traducteur libanais cite plus haut.
Ironie du sort, il y a quelques mois, l'Union générale des écrivains soudanais avait demandé que l’exilé soit inscrit sur la liste préliminaire pour le Prix Nobel de littérature 2009. Or, au-delà de son prestige, ce prix qui a été politisé à outrance n’ajoutera rien ou si peu à la reconnaissance déjà conquise par Tayeb Salih dont «Saison de la migration vers le Nord » a été choisi par une centaine d'écrivains venant de 54 pays pour faire partie des 100 meilleures œuvres de l'Histoire de l'Humanité. Déjà en 2001, l'Académie de la littérature arabe à Damas le déclarait comme le roman arabe le plus important du XXe siècle. Et à Londres, récemment, son texte a été adapté pour le théâtre.
En Tunisie, la collection « Ouyoun El Mouassara » (Chefs-d'œuvre de la modernité) de « Dar El Janoub » pourra longtemps encore s’enorgueillir d’avoir publié ce grand écrivain que préfaçait le professeur Taoufik Baccar, sous le titre «Awjaâ El Ifaka ala Attarikh El Aassef » (Le réveil douloureux sur une histoire agitée). Il faut maintenant espérer qu’une nouvelle traduction française vienne prendre place à côté des deux versions déjà réalisées, lesquelles s’avèrent d’une qualité moyenne. A savoir « Le migrateur », traduction du Libanais Fady Nour avec une préface de Jacques Berque, et «Saison de la migration vers le Nord », traduction du Tunisien Abdelwahab Meddeb conjointement avec le traducteur libanais cite plus haut.
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