mardi 19 mars 2019

Hommage de Breyten Breytenbach à Mahmoud Darwich

Chers amis, dear friends, 

Je viens d'apprendre la terrible nouvelle : Mahmoud Darwich n'est plus.

Comme beaucoup parmi vous, je suis sûr que l'angoisse et la douleur causées par cette disparition sont insupportables.


Il y a seulement quelques semaines, certains d'entre nous, avons eu le privilège de l'entendre lire ses poèmes dans l'amphithéâtre d'Arles. Le soleil se couchait, un vent silencieux soufflait dans les arbres et des voix d'enfants qui jouaient dans les rues voisines venaient jusqu'à nous. Pendant plusieurs heures, assis sur d'antiques sièges de pierre, nous sommes restés fascinés par la profondeur et la beauté de sa poésie. Parlait-elle de la Palestine ? Parlait-elle de son peuple agonisant, du ciel qui s'obscurcissait, des relations intimes avec ceux de l'autre côté du mur, "soldat" et "invité", exil et amour, le retour vers ce qui n'est plus, le souvenir des vergers, les rêves de liberté... ? Oui - comme un courant profond tous ces thèmes étaient là et nourrissaient constamment ses vers; mais sa poésie parlait aussi d'olives et de figues, d'un cheval sur l'horizon, du contact d'un tissu, du mystère de la couleur d'une fleur, des yeux d'une femme aimée, de l'imagination d'un enfant et des mains d'un grand-père. Et de la mort. Doucement, terriblement, encore et encore, de façon implicite ou moqueuse, et même avec amour - la mort.

Beaucoup parmi nous étaient pétrifiés. Peut-être sentions-nous - t'en souviens-tu Leila ? – que c'était comme s'il nous disait au revoir. Comme ça ? Sur une terre étrangère ? Le temps s'était arrêté, et la lamentation devenait presque joyeuse dans les rythmes sans âge des deux frères vêtus de noir accompagnant sur leurs instruments à corde les mots qui venaient vers nous, sortis de la terre et de la lumière de ce pays lointain. Nous avions envie de pleurer et cependant il y avait des rires et il nous facilitait les choses et tout devenait fête. Je me souviens que nous ne voulions pas quitter l'amphithéâtre. La lumière avait disparu, mais nous nous attardions en nous embrassant et en nous serrant dans nos bras. Des inconnus se regardaient dans les yeux, cherchaient gauchement des mots à échanger, quelques pensées.

Comme il est devenu difficile d'être ému ! Je me souviens avoir pensé à quel point il nous avait touchés au plus profond de notre être, à quel point il était généreux. Et lumineux. Peut-être savait-il que c'était ainsi qu'il voulait nous toucher. Sans drame, sans comédie. Sans déclarations démagogiques. Sans même beaucoup de certitude. Du désespoir, oui - et des rires. La dignité et l'humilité du combattant. Et d'une certaine façon, sans même que nous le sachions ni que nous le comprenions, la volonté de nous redonner courage. Il a dit qu'il débarrassait ses vers de tout sauf de la poésie. Il atteignait plus profondément qu'il ne l'avait fait jusque-là un destin universellement partagé et l'être humain. Peut-être essayait-il de dire que le temps était venu de se "souvenir de mourir". 

Le lendemain, quand nous sommes partis, quand nous nous sommes dit au revoir dans l'hôtel Nord-Pinus, avec ses immenses affiches de corridas et ses photos de toréadors fragiles comme des anges qui se préparent à entrer dans la lumière aveuglante, avec le parfum doucereux des lys fanés du salon, j'ai voulu lui embrasser les mains, mais il a refusé. Le temps passera. Il y aura des éloges et des hommages. Il deviendra "officiel", une "voix du peuple"... Il le savait et l'acceptait, et parfois il se moquait gentiment des hyperboles et des espoirs impossibles. On oubliera peut-être la colère. Peut-être même les politiques se retiendront-ils de dérober la lumière de son héritage complexe, de ses questionnements et de ses doutes, et peut- être même quelques cyniques – également à l'étranger – s'abstiendront de nous écœurer pas avec le spectacle de leurs larmes de crocodile.

Mahmoud est mort. L'exil s'est achevé. Il n'aura pas vécu pour voir la fin des souffrances de son peuple - les mères, les fils et les enfants qui ne peuvent savoir pourquoi ils sont nés pour connaître l'horreur de cette vie et la cruauté arbitraire de leur mort. Son souvenir ne s'effacera pas. Ni sa silhouette tirée à quatre épingles dans ses vêtements démodés et ses chaussures cirées, ni ses yeux intelligents derrière ses lunettes épaisses, ni son ton railleur, ni sa curiosité du monde ni l'intimité de ses gestes vers ses proches, ni ses analyses tranchantes des faiblesses et des folies de la politique, ni son amour de la boisson et des cigarettes, ni sa générosité de ne jamais vous imposer sa douleur, ni sa voix qui parlait depuis les espaces sans âge de la poésie, ni ses vers, ni ses vers, ni l'amour éternel de ses paroles. Je voudrais seulement m'approcher de vous. Je le sais, certains parmi vous pleurent comme moi maintenant, et certains ne le rencontreront jamais ; mais, à coup sûr, pour nous tous, il était une référence. Peut-être nous arrêterons-nous quelque part parce que nous aurons entendu chanter un oiseau, et nous lèverons une main protectrice vers nos yeux aveuglés pour regarder le ciel.

Il vivra pour moi dans ce chant d'oiseau. A Arles, je lui ai dit que je voulais proposer à mes amis poètes de nous déclarer, chacun de nous, "Palestiniens honoraires". Il a essayé de ne pas répondre en riant avec l'embarras habituel d'un frère. Et c'était vrai, comme nos tentatives pour comprendre et épouser l'inconsolable doivent sembler dérisoires ! Nous ne pouvons mourir ou écrire à la place de son peuple, à la place de Mahmoud Darwich. Pourtant, même si le geste peut sembler futile, j'ai besoin d'essayer de dire quel honneur ce fut pour moi d'avoir connu un homme comme lui, et quel privilège, quel don, représente sa poésie. Et que je souhaite célébrer la dignité et la beauté de sa vie en partageant cet instant fragile avec vous.

Breyten Breytenbach, le 12 août 2008.
Traduit de l'anglais par Jean Guiloineau

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