"Télé-réalité
et pornographie sociale [1]" est le titre d’un article
écrit pour le site d’information Nawaat, dans le cadre d’une série d’articles que
j’avais consacré, dès 2014, au travail du nouveau régulateur qu’est la Haica
(Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle), dans un
contexte de libéralisation du paysage audiovisuel et de multiplication de chaines
de radio et de télévision privées.
Et
on peut dire, qu’au même titre que le politique, la télé-réalité fut dès le
départ le casse-tête du régulateur, étant donné que certaines chaînes, comme Al
Hiwar Ettounsi, n’ont toujours pas adhéré au cahier des charges de la Haica,
lequel engage, notamment, les chaînes de télévision à « ne pas exploiter la
détresse des personnes comme matière à sensation dans les émissions » ou encore
à « la protection des droits de la femme et l’abolition des stéréotypes
entachant son image dans les médias ». Depuis,
le phénomène s’est amplifié, non seulement parce que les émissions de télé-réalité
se sont multipliées en rivalisant d’obscénité, mais aussi parce qu’elles sont
relayées sur les réseaux sociaux par ce qu’on appelle le bashing[2]. Le bashing étant une forme
de défoulement collectif qui consiste à dénigrer une personne ou d’un sujet. Ce
phénomène s'apparente, souvent, au lynchage médiatique, d’autant que le
développement d'Internet et des réseaux sociaux permet à beaucoup plus de monde
de participer dans l'anonymat à cette activité collective compulsive. Ce
qui nous intéresse ici, c’est de voir comment la télé-réalité, comme forme de
communication sociale et de distribution du visible, conditionne notre
expérience esthétique en clivant notre rapport à l’autre et en formatant le
récit intime. Ensuite, à travers l’analyse du « rituel de la confession »,
dont s’autorisent des animateurs-vedettes érigés en gardiens de la morale, nous
montrons que le discours de la télé-réalité reproduit, en les exacerbant, les
logiques de la domination. Enfin, nous analysons l’interaction entre les
discours télévisuel, religieux, politique et pénal comme « un
dispositif de pouvoir» tel que théorisé par Michel Foucault et Gilles
Deleuze ; voire comme un nouveau « panopticon » qui contribue à
la marchandisation de la parole sur la politique et la sexualité pour mieux
l’occulter et la censurer. D’autant plus que le discours obscène de la
télé-réalité est lui-même relayé, sur les réseaux sociaux, par le
« bashing » et le « happy slapping », des pratiques
violentes et déshumanisantes, désormais tolérées au nom de la liberté
d’expression et de la démocratie.
Je
prendrais deux exemples pour illustrer mon propos.
I-
Alaa
Chebbi et Samir El Wafi
Ø L’émission Andi Ma Nqolek [J’ai quelque chose à te dire]
de Alaa Chebbi
Le 14
octobre 2016, sur la chaîne Al Hiwar Ettounsi, l’invitée de l’émission est une
jeune paysanne de 17 ans, victime, depuis l’âge de 14 ans, de viols à
répétition commis par des proches. Enceinte de huit mois et ne sachant pas qui
est le père de son enfant, elle vient dans l’émission, accompagné de son frère,
pour se réconcilier avec son père qui l’a éjecté de la maison en apprenant le
drame. Et que fais l’animateur ? Il l’oblige à reconnaitre qu’elle est
coupable, à demander pardon à son père, et à épouser son violeur. À la suite de
l’émission, la sœur de la jeune fille publie un statut Facebook où elle annonce
l’accouchement de la victime et demande à ce que la justice se saisisse de
l’affaire, dénonçant la manipulation de l’émission.
Sur
les réseaux sociaux, sont lancés des appels à boycotter l’émission et à porter
plainte contre l’animateur et la chaîne. Une page facebook intitulée « Épouse
ton violeur, dit-il. On se voit au tribunal, lui répondons-nous » a été créée,
peu après la diffusion de l’émission, avec une « Lettre ouverte à la ministre
de la Femme, de la famille et de l’enfance ». Résultat : l’émission
a été suspendue par la Haica pendant trois mois. Entretemps, sur la toile, le
bashing s’est exacerbé, lorsque des chaînes de télévision étrangères, dont Al
Jazeera, ont pointé le « dérapage de l’animateur tunisien ». Les
internautes se sont alors déchaînés en qualifiant Alaa Chebbi de « honte
internationale » qui « ternit l’image des Tunisiens ». L’animateur
s’est défendu en objectant qu’il ne fait que se référer à la loi[3] (article 227 bis du code
pénal) qui permet au violeur d’épouser sa victime, mais ce qu’il ne dit pas
c’est que cette loi permet aussi au violeur d’échapper aux sanctions légales.
En
dépit des multiples sanctions du régulateur, l’animateur récidiviste a continué
à banaliser les atteintes « à la dignité humaine et à la vie privée ».Tout
récemment, il a encore été convoqué par la Haica pour un autre dérapage dans sa
nouvelle émission radiophonique Serrek fi bir (littéralement ton secret est
dans le puits) ; diffusée sur radio Mosaïque FM ; dans laquelle il reçoit des
appels d’auditeurs anonymes qui se livrent à des confidences-confessions
nocturnes sur leur vie intime.
Ø L’émission Liman Yajroô Faqat [Uniquement à ceux qui osent] de Samir El Wafi
Proie
idéale pour les chasseurs de sensationnel et de voyeurisme, Amina Sboui[4] est l’invitée de Samir El
Wafi, un dimanche 2 octobre 2016. L’animateur va se livrer à son lynchage
médiatique en la présentant aux téléspectateurs en ces termes : « elle
défraie la chronique avec, à chaque fois, une nouvelle histoire et de nouvelles
péripéties. La dernière en date, une association tunisienne a déposé une
requête contre elle demandant son départ du quartier où elle réside. Ses
agissements ne s’accordent pas avec la mentalité du voisinage qui la considère
comme suspecte. Elle a des pratiques inadaptées à leurs mentalités et à leur
mode de vie ».
Dans
les faits, une association anonyme avait publié une pétition dénonçant
« des orgies » et demandant le départ d’Amina Sboui de son domicile,
sis à Sidi Bou Said, où elle héberge des personnes homosexuelles et transgenres
rejetées par leurs familles. Cette pétition avait été précédée par des menaces
et des tentatives d’agression et d’intrusion chez la militante. Pour Samir El
Wafi, tous les ingrédients étaient réunis pour « allumer le bûcher »
et sacrifier Amina Sboui sur l’autel du « dieu du buzz »[5].
Ainsi,
l’animateur va continuer à invoquer les bonnes mœurs, suggérant que son invitée
était plus dangereuse que le salafiste Seifallah Ben Hassine. « Vous
rendez-vous compte de la gravité de votre situation ? Même Abu Iyadh[6], quand il habitait à
Hammam-Lif, ses voisins ne l’ont pas rejeté ! », lui assène-t-il. Ensuite,
faisant allusion, au coming-out d’Amina Sboui qui avait proclamé sa
bisexualité, quelques jours auparavant, dans l’émission « Houna el en"
(ici et maintenant) sur Attassia TV, il lui demande si elle « déteste les
hommes ». Pour finir, l’animateur bascule dans le registre de la folie morale.
Rappelant un viol qu’elle aurait subi dans son enfance, Wafi demande à Amina si
elle ne devait pas consulter « un psychiatre » parce que «certains
vous considère comme folle », conclut-il.
Le
cas d’Amina Sboui est exemplaire de la collusion du discours de la téléréalité,
du discours religieux et du discours pénal, dès lors qu’il s’agit de
comportements qui dérogent aux normes et aux valeurs traditionnelles. Ainsi en
a-t-il été, lors des dernières Journées Cinématographiques de Carthage, lorsqu’un
long-métrage documentaire, « Au-delà de l’ombre », racontant le
quotidien de la communauté LGBT en Tunisie, obtenait le Tanit de bronze. Il a
suffi qu’Amina Sboui, qui y joue son propre rôle, publie une photo d’elle avec
le trophée, sur les réseaux sociaux, pour être, de nouveau, « bashé ».
Même le parti Ennahdha s’en est mêlé, via l’une de ses députées qui a envoyé un
questionnaire au ministre de la Culture pour lui demander des comptes sur une
supposée subvention que son ministère aurait accordé à ce film.
II-
La
misère symbolique
Paradoxalement,
il semble que la pornographique sociale vendue par les télé-réalités n’offusque
pas le parti islamiste. L’establishment politique non plus, d’ailleurs. Est-ce parce
que, contrairement à la télévision, comme l’avance Bernard Stiegler[7], dans son livre De la
misère symbolique, le cinéma est une expérience qui peut combattre le
conditionnement esthétique sur son propre terrain et remédier à la misère
symbolique ?
Car
l’obscénité de ces émissions destinées au divertissement, ne travaille-t-elle
pas, justement, à un conditionnement esthétique et éthique qui asservit notre
désir et façonne notre imaginaire à un mercantilisme de l’intime. Antonyme de
l’érotisme, la pornographie se définit, d’ailleurs, par «le formatage du
rapport intime» parce que son récit « ne vise jamais à raconter une
histoire et représente des individus qui ne se reconnaissent pas comme sujets
de leur désir.[8] »
Il y
a plus de vingt ans, Bourdieu notait que « la télévision a une sorte de
monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de
la population [9]».
Aujourd’hui, l’offre cathodique a gagné du terrain en pénétrant notre
subconscient pour s’accaparer notre « temps de cerveau humain disponible [10]». Dans son livre L’empire
de la télé-réalité ou comment accroitre « le temps de cerveau humain disponible
», Damien Le Guay évoque l’impact de la télé-réalité sur notre perception
du monde et des relations humaines, et donc sur notre socialisation.
En
effet, la télévision constitue un mode d’apprentissage des codes sociaux qui a
supplanté les « îlots de socialisation traditionnelle » qui reposaient sur les
habitudes religieuses, scolaires ou paysannes, lesquels ont perdu tout ou
partie de l’autorité qu’ils exerçaient. Un nouveau modèle de comportement
émerge de ce désert symbolique où se marchande le désir du spectateur-consommateur.
« Le bordel, c’est le lieu où s’évalue et se fixe le prix moyen du désir. C’est
le marché des images[11]», prévient Badiou.
Lacan
nous dit, lui, que le symbolique structure l’inconscient par le langage. Ainsi,
la relation à autrui serait essentiellement langagière, car l’individu est un
« parlêtre ». Mais ce n’est pas tout. Pour le psychanalyste, la
relation de l’homme au symbolique devient « la relation de l’homme au
signifiant [12] »,
dans le sens où le mot se déchiffre beaucoup plus par rapport à son renvoi à
d’autres mots que par rapport au signifié. Dans cet ordre symbolique, autant
que la « fonction signifiante », « la fonction phallique » est essentielle
pour comprendre l’économie de la jouissance du sujet et le rôle qu’elle occupe
dans la différence des sexes et la relation sexuelle proprement dite.
Or,
sur le divan de la télé-réalité, comme sur celui du psy, les corps souffrants et
opprimés parlent avec leurs propres signifiants. Symptomatiques d’un
« trouble dans le genre [13]», ces mots extorqués par l’animateur-confesseur
vont lui servir, non pas à les délier, mais à les détourner, instituant, par
les effets du langage, une « fiction mâle » qui barre l’accès au
symbolique. Le résultat étant de rendre inaccessible et insaisissable la femme
et sa « jouissance [14] ». Au final, l’animateur
se sert des drames humains qu’il met à nu, pour «pornographiser» le rapport à
l’Autre en exploitant les pulsions primitives des corps en souffrance afin de
susciter des réactions archaïques de la part des spectateurs. Et l’Autre, nous
dit Lacan, c’est bien le lieu de l’inconscient.
Pourtant,
à l’instar des faits divers, ce genre télévisuel offre la possibilité d’une transgression,
à travers la remise en question des représentations traditionalistes, en
l’occurrence la banalisation des violences faites aux femmes. Mais Alaa Chebbi
et Samir El Wafi n’en font rien. Au contraire, ils reproduisent et exacerbent
les logiques de domination et les inégalités sociales et de genre, faisant fi
du travail pédagogique dévolu aux médias, en ces temps de « transition
démocratique » où la machine pénale tarde à se réformer, face à des
questions frappées par le tabou et l’interdit.
III-
La
télé-réalité comme « dispositif de pouvoir »
On
l’aura compris, au cœur de la mise en spectacle de l’intime, la télé-réalité
sollicite la confession-aveu[15], une technique que le
marketing[16]
télévisé a développée en instrumentalisant le désir de reconnaissance et de visibilité
d’invités-candidats, souvent issus de classes vulnérables. Au point que le
service public, dans le sillage des chaines privées, s’y est collé à son tour,
en proposant, sur la Wataniya, des simulacres de psychanalyse où des patients
sont filmés dans des cabinets de psy.
Pourquoi
donc la confession? Sans doute, nous dit Foucault, parce que « l’aveu a
diffusé loin ses effets : dans la justice, dans la médecine, dans la pédagogie,
dans les rapports familiaux, dans les relations amoureuses, dans l’ordre le
plus quotidien, et dans les rites les plus solennels ; on avoue ses crimes, on
avoue ses péchés, on avoue ses pensées et ses désirs, on avoue son passé et ses
rêves, on avoue son enfance ; … on avoue en public et en privé, … [17]». On ajoutera à cela,
« l’injonction à la connexion et à la confession permanente de soi [18]» que mettent en branle
les réseaux sociaux.
Cependant,
il faut rappeler que la confession-aveu est un « rituel de
circonstance » qui se déploie dans un rapport de pouvoir et de savoir. En
effet, les « rituels de parole », nous dit Foucault, sont des
procédures de contrôle du discours et de sélection des sujets parlants. Ainsi, « les
discours religieux, judiciaires, thérapeutiques, et pour une part aussi
politique, ne sont pas dissociables de cette mise en œuvre d'un rituel qui
détermine pour les sujets parlants à la fois des propriétés singulières et des
rôles convenus. [19]» Si l’on se penchait de
prés sur le discours des sujets parlants que sont les animateurs de
télé-réalité, on va remarquer qu’ils officient sur le petit écran en cumulant
une triple qualification : celle d’une vedette de télévision, celle d’un
psychologue et celle d’un gardien de la morale. Ce qui leur confère une aura de
vérité rassurante et acceptable parce que leur discours s’autorise du bon sens
et du sens commun qui ne sont, au fond, que « formules insidieuses et
souples [20]».
C’est que Alaa Chebbi se prévaut, à chaque début
d’émission, de son éthique propre en vantant « les valeurs positives »
de son programme dont le but est « de rapprocher les gens et de résoudre leurs
problèmes », comme par exemple « marier un violeur à sa
victime ». Cependant que Samir El Wafi prône une justice populaire dont
les prescriptions morales viennent se superposer aux discours religieux, en désignant
les fous et les déviants et en les livrant à la vindicte publique du bashing et
du « happy slapping »[21], dont Amina Sboui fut, à
plusieurs reprises, la cible.
On
notera qu’au lendemain de 2011, le code de la morale s’est déplacé de la sphère
religieuse (mosquées) et politique (discours des islamistes) vers la
télévision, où les rituels de parole prolifèrent[22], depuis la libéralisation
du paysage audiovisuel tunisien, avec la montée en force d’un nouveau genre
d’animateurs[23]
qui brassent un large auditoire, à mesure que les tendances conservatrices gagnent
en visibilité dans la société. Mobilisant un public longtemps gavé par une
sous-culture télévisuelle, et une jeunesse déstructurée et dépourvue de toute
culture politique, ces nouvelles figures de la religiosité donnent du fil à retordre à
la Haica, souvent impuissante face à un contexte politique où l’économie de
marché impose, avec force, le fait religieux qui résiste, par conséquent, à
toute régulation.
« Mais qu'y a-t-il donc de si périlleux dans
le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ?
Où donc est le danger ? [24]», se demande Foucault.
C’est que le discours est un champ de batailles et dans ce champ, n’entre pas
qui veut. Plus encore, « le discours n'est pas simplement ce qui traduit
les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on
lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer.[25]» C’est pourquoi,
« dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui
ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers…[26] ». Cet encadrement
de la parole, précise l’auteur de La volonté de savoir, se resserre
lorsqu’il s’agit d’interdits tels que la politique et la sexualité.
Or,
qu’advient-il quand le discours de la télé-réalité se superpose, non seulement
aux discours de la mosquée et des partis politiques, mais aussi au discours de
l’institution judiciaire, en les relayant et en interagissant avec eux ? En
l’occurrence, le chapitre qui réglemente la sexualité dans le code pénal
tunisien, datant de 1913, « continue à mobiliser deux discours
incompatibles, mais complices : le discours du droit positif et le discours de
la chariâa [27]».
De sorte que pour juger de « l’outrage aux bonnes mœurs et à la
pudeur », il faille, encore aujourd’hui, s’en remettre à l’appréciation
des policiers, des juges, des politiques, des imams, ou encore des animateurs
de télé-réalité, comme ce fut le cas de Alaa Chebbi et Samir El Wafi dans les
exemples évoqués plus haut. Il est bien évident qu’ici, la sexualité est ce qui
inscrit le désir dans l’ordre des discours. Car « il s’agit moins d’un
discours sur le sexe que d’une multiplicité de discours produits par toute une
série d’appareillages fonctionnant dans des institutions différentes [28]».
Dès
lors, il serait permis de déceler, dans cette corrélation de rituels et de
discours, « des îlots de cohérence [29]» qui s’agencent en se
disséminant pour constituer un « dispositif de pouvoir». Le
« dispositif » étant un concept, qu’à la suite de Foucault, Deleuze
décrit comme une «machine à faire voir et à faire parler[30]». Puisque, de la même
manière, la télé-réalité contribue à faire voir et à faire parler les
comportements non-conformes pour mieux les normaliser. L’observation et la
normalisation étant, précisément, deux caractéristiques que Foucault attribue
au « panopticon [31]» qui est un
« dispositif de pouvoir » caractéristique des « sociétés
disciplinaires » et des « sociétés de contrôle ». Bentham
qualifie, quant à lui, le panopticon de « moulin à meuler des coquins honnêtes [32]». Dans ce moulin,
pourrait-on ajouter, les animateurs de la télé-réalité seraient les nouveaux
Panoptès[33]
du temple moderne de la morale où les corps indociles sont jetés en pâture à la
foule cybernétique. Autrement dit, dans cet espace panoptique que sont les
réseaux sociaux qui, avec leur lot de bashing et de happy slapping, effacent
les frontières entre liberté d’expression et agression, entre liberté
individuelle et aliénation, brouillant les forfaits et les dérives des uns et
des autres ; dont, paradoxalement, les incivilités et les passages à
l’acte sont devenus la norme, au nom de la démocratie.
On
se demande même, si à l’ère des « sociétés en réseaux », cette conjonction
de discours (de la téléréalité, de la mosquée, de la politique et du pénal) n’inaugure
pas un autre « régime de pouvoir » décliné en un réseau ramifié de
dispositifs et ouvrant sur un « panopticon » réajusté à l’échelle du
marché. Deleuze avançait déjà que le panoptisme passe par l'information et son
traitement, mais aussi par le marketing. Etendant le concept à « toutes les
fonctions énonçables», le philosophe affirme, dans son « Post-scriptum sur
les sociétés de contrôle », qu’il ne s’agit plus seulement de « « voir
sans être vu », mais d’« imposer une conduite quelconque à une multiplicité
humaine quelconque [34]». Le contrôle des
personnes s'effectuant «par contrôle continu et communication instantanée [35]». Car « ce qui
compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun,
licite ou illicite, et opère une modulation universelle [36]».
"Préparons la nudité poétique du présent" !
La
télé-réalité, cet obscur objet du divertissement, n’est donc pas, simplement,
un argument commercial mû par l’audimat, mais assurément un « dispositif
de pouvoir », renforcé par les nouvelles sentinelles de la surveillance, qui
redistribue les normes et les valeurs en cultivant cette « image
consensuelle et pornographique de la démocratie marchande [37]». Encore faut-il savoir, dans
ce « bordel financier des images », « qui est le préfet de
police de (nos) convictions les plus intimes [38]», nous-mêmes ou l’Autre.
Que
faire pour sortir de cet imaginaire trompeur qui embrigade nos émotions et
notre engagement ? Sans doute, comme nous le recommande Badiou, nous
mettre à « la seule critique dangereuse et radicale » qui est « la
critique politique de la démocratie. Parce que l'emblème du temps présent, son
fétiche, son phallus, c'est la démocratie. Tant que nous ne saurons pas mener à
grande échelle une critique créatrice de la démocratie d'État, … nous serons
les serviteurs du couple formé par la patronne du bordel et le chef de la
police : le couple des images consommables et du pouvoir nu. [39]» Alors, « préparons
donc … ces poèmes et ces images qui ne comblent aucun de nos désirs asservis.
Préparons la nudité poétique du présent. [40] »
Je
commencerai donc avec ce poème :
« Je m’ouvre femme enfin à ton engeance
de chaman
De ton chavirement d’homme du naufrage
Mon pachyderme de désir s’effrite en eaux
fortes
De suée exaucée se saisit dans le vœu de ta
perte
L’amant pénétré par l’amante par nuit
fractile l’hydre
Par sept fois dégénéra entre tes doigts
Refermés sur la pitance au rectum de nos
parlêtres
L’ardeur de ton mot
s’ancre cône de la nudité à nos membres essentiels. [41]»
http://afpec-tunisie.over-blog.com/tele-realite-et-pornographie-sociale-la-machine-a-faire-voir-et-a-faire-parler#ob
Bibliographie
Damien Le Guay, L'Empire de
la télé-réalité ou Comment accroître le temps de cerveau humain disponible,
Presses de la Renaissance, 2005.
Bernard Stiegler, De la misère
symbolique, Flammarion, séries: « Champs Essais », 2013.
Michela Marzano, La
Pornographie ou l'épuisement du désir, Fayard, 2007.
Pierre Bourdieu, Sur la
télévision, Raisons d'agir, chap. 1 (Le plateau et ses coulisses), Une censure
invisible, 1996.
Jacques Lacan, Écrits, Le
Seuil, 1966.
Alain Badiou, Pornographie
du temps présent, Fayard, 2013.
Michel Foucault,
L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
Michel Foucault, L'ordre du
discours, Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970,
NRF Gallimard.
Michel Foucault, Histoire de
la sexualité, 1, La volonté de savoir, Gallimard, 1976.
Gilles Deleuze, Deux régimes
de fous, Minuit, 2003.
Gilles Deleuze, Foucault, Minuit,
1986/2004.
Judith Butler (trad. Cynthia
Kraus), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité [«
Gender Trouble »], La Découverte, 2005.
Jeremy Bentham, Les Œuvres, 10. Mémoires
Partie I et Correspondance, Fonds Liberty, 1843.
Simon BOREL, « Le panoptisme horizontal ou le panoptique
inversé », tic&société [Online], Vol. 10, N° 1 | 1er semestre 2016, Online
since 15 October 2016. URL http://journals.openedition.org/ticetsociete/2029
« Le Temps De Cerveau Disponible », documentaire de
Christophe Nick et Jean-Robert Viallet disponible sur youtube. URL : https://www.youtube.com/watch?v=amzLnvfaeJM
Nadia Haddaoui, « Abrogation de l’article 230 : Les deux
discours de la machine pénale », Nawaat, en ligne depuis le 23 Oct 2015. URL : https://nawaat.org/portail/2015/10/23/abrogation-de-larticle-230-les-deux-discours-de-la-machine-penale/
Nadia Haddaoui, « Tunisie : Téléréalité et pornographie
sociale », Nawaat, en ligne depuis le 18 avril 2014. URL:
https://nawaat.org/portail/2014/04/18/tunisie-telerealite-et-pornographie-sociale/
Notes
[1] Nadia
Haddaoui, « Tunisie : Téléréalité et pornographie sociale », Nawaat,
en ligne depuis le 18 avril 2014. URL:
https://nawaat.org/portail/2014/04/18/tunisie-telerealite-et-pornographie-sociale/
[2] De l’anglais
to bash qui signifie : cogner, frapper, taper.
[3]
Moins d’une année après, cette loi a été abrogée ne permettant plus au violeur
d’échapper aux sanctions, avec notamment le redoublement des peines « si
la personne est de l'entourage proche ou qu'elle exerce sur elle (la victime) une
influence ».
[4]
Amina Sboui, alias Amina Tyler, est une militante LGBT qui a suscité, par ses
actions spectaculaires, plusieurs polémiques qui lui ont valu de devenir la
cible privilégiée des médias mainstream et des groupes religieux, en Tunisie et
dans le monde. On en citera quelques-unes, en lien avec le sujet de cette
communication. Le 1er mars 2013, elle diffuse, sur les réseaux sociaux, sa
photographie seins nus avec le commentaire suivant : « Mon corps
m'appartient et n'est source d'honneur pour personne ». Menacée de mort par des
salafistes, elle est enlevée et séquestrée plus de trois semaines par sa
famille à Kairouan. Le 19 mai 2013, elle est arrêtée pour avoir tagué le muret
d'un cimetière à Kairouan, où devait se tenir le congrès du groupe salafiste
Ansar al-Charia et où elle comptait mener une action « coup d'éclat ». Elle est
inculpée pour détention d'un aérosol d'autodéfense et profanation d'un
cimetière, encourant un total de deux ans de prison. Son père, qui vit en
Allemagne, s’est résolu à donner une conférence de presse, en juillet 2013, au
local du SNJT, pour la défendre et atténuer l’hostilité des médias à son égard.
Pour plus de détails, voir la biographie d’Amina Sboui sur Wikipédia. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Amina_Sboui
[5] Pour
reprendre la métaphore de Thameur Mekki dans un article où il parle de cette
même émission. Cf. Nawaat.
URL :
https://nawaat.org/portail/2016/10/06/amina-sur-el-hiwar-ettounsi-tv-quand-la-stigmatisation-atteint-le-sadisme/
[6]
Seifallah Ben Hassine, connu sous le surnom d'Abu Iyadh, annoncé mort le 14
juin 2015 et à plusieurs autres reprises, est un islamiste tunisien,
commanditaire d'attaques terroristes djihadistes. Libéré en mars 2011 dans le
cadre de l'amnistie générale, au lendemain de la révolution tunisienne, il
fonde l'organisation salafiste djihadiste Ansar al-Charia (Partisans de la
charia). Cf la biographie d’Abu Iyadh sur Wikipédia. URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Seifallah_Ben_Hassine
[7] Bernard
Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Editions Flammarion, séries: «
Champs Essais », 2013, 406 p.
[8]
Dans son livre La Pornographie ou l'épuisement du désir, Michela Marzano
affirme que la différence entre érotisme et pornographie est dans le récit : «
Là où l'érotisme est un récit — en images ou en mots — du désir qui pousse un
être à la rencontre de l'autre, la pornographie […] ne vise jamais à raconter
une histoire et représente des individus qui ne se reconnaissent pas comme
sujets de leur désir. », p.27.
[9] Pierre
Bourdieu, Sur la télévision, Editions Raisons d'agir, 1996, chap. 1 (Le
plateau et ses coulisses), Une censure invisible, p. 17.
[10] De la
misère symbolique de Bernard Stiegler est un long réquisitoire philosophique
contre les propos «effroyables de cynisme et de vulgarité», formulés en 2004,
par M. Patrick Le Lay, président de TF1, lorsqu’il affirmait « ce que nous
vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible... ».
[11] Alain
Badiou, Pornographie du temps présent, Editions Fayard, p.18.
[12] Jacques
Lacan, Écrits, Paris, Editions Le Seuil, 1966, p. 450.
[13]
J’emprunte l’expression au titre du livre de Judith Butler « Trouble dans
le genre -Le féminisme et la subversion de l’identité- » où elle critique
Lacan en parlant d’un « au-delà du phallus ».
[14] Pour
Lacan, la jouissance sexuelle est à ne pas confondre avec la jouissance
phallique, laquelle est jouissance de la parole.
[15] Contrairement à l’arabe « اِعْتِراف, » le mot
« confession » en français renvoie dans son sens premier à la
confession catholique. C’est pourquoi nous l’accolons à l’aveu que Michel
Foucault définit, dans comme « la matrice générale qui régit la production
du discours vrai sur le sexe »
[16] Voir à
ce propos l’excellent documentaire « Le Temps De Cerveau Disponible »
de Christophe Nick et Jean-Robert Viallet disponible sur youtube, URL: https://www.youtube.com/watch?v=amzLnvfaeJM
[17] Michel
Foucault, Histoire de la sexualité, 1, La volonté de savoir, Editions
Gallimard, 1976, p. 205-206.
[18] Cf. Simon
BOREL, « Le panoptisme horizontal ou le panoptique inversé », tic&société
[Online], Vol. 10, N° 1 | 1er semestre 2016, Online since 15 October 2016. URL
: http://journals.openedition.org/ticetsociete/2029
[19] Michel
Foucault, L'ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France prononcée
le 2 décembre 1970, NRF Gallimard, p. 41.
[20] Dans un
entretien de juin 1973 sur le thème des institutions disciplinaires, à la
sortie de Surveiller et punir, Foucault indique que ces institutions se
sont adaptées, assouplies, à l'exception d'un système pénal qui « n'a pas
encore trouvé ces formules insidieuses et souples que la pédagogie, la
psychiatrie, la discipline générale de la société ont trouvé. »
[21] Le fait
de provoquer une scène violente pour la filmer et la diffuser au moyen d'un
téléphone portable.
[22] Si le
phénomène s’est accentué avec la technologie numérique, à l’origine, « les
nouveaux prédicateurs » ont imité le modèle américain de la prédication
télévisuelle et sont apparus dans le monde musulman, grâce à la télévision
satellitaire, d’abord en Egypte, puis sur les chaînes saoudiennes privées dont Amr
Khaled est devenu l’une des célébrités.
[23] Le cas
de Zitouna TV en l’occurrence.
[24] Michel
Foucault, L'ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France prononcée
le 2 décembre 1970, NRF Gallimard, p.10.
[25] Ibid,
p. 12.
[26]Ibid. p.
11.
[27] Cf.
Nadia Haddaoui, « Abrogation de l’article 230 : Les deux discours de la
machine pénale », Nawaat, en ligne depuis le 23 Oct 2015. URL :
https://nawaat.org/portail/2015/10/23/abrogation-de-larticle-230-les-deux-discours-de-la-machine-penale/
[28] Foucault,
L’ordre du discours, p.46.
[29] Michel
Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969.
[30] Gilles
Deleuze, Deux régimes de fous, 2003, Paris, Editions de Minuit, p.316.
[31] Le
Panopticon est un bâtiment conçu par le philosophe et théoricien social anglais
Jeremy Bentham permettant à tous les détenus d'une institution, à savoir une
prison, d'être observés par un seul gardien sans que les détenus puissent dire
s’ils surveillés ou pas. Michel Foucault s'en est servi comme métaphore des
sociétés «disciplinaires» modernes et de leur tendance omniprésente à observer
et à normaliser.
[32] Jeremy Bentham, Les Œuvres, 10. Mémoires
Partie I et Correspondance, Fonds Liberty, 1843.
[33] A
l’origine, le panopticon est une référence à Panoptès qui, dans la mythologie
grecque, est un géant avec une centaine d’yeux connu pour être un gardien très
efficace.
[34] Gilles
Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, 1986/2004, p.41.
[35] Gilles
Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers 1972 -
1990, Editions de Minuit, 1990. A lire en ligne. URL : https://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=214
[36] Ibid.
[37] Badiou, ibid, p.37.
[38] Ibid.
[39] Ibid,
p. 39
[40] Ibid,
p.44
[41] Poème
extrait de mon recueil Chapelet, écrit en 2004, non encore publié.
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