Tomatito sextet et Concha Buika trio
Quand Tomatito et Buika se rencontrent le même soir sur la même scène, la musique devient une épreuve du feu et il faut être prêt à digérer cette overdose de flamenco nouveau, libre et flamboyant qui brouille les étiquettes et attise la nostalgie d’une Andalousie du futur. Car tout ici part du flamenco et revient vers lui. D’abord Tomatito qui investit de nouveaux styles jazz et latino, dans le sillage d’un Paco de Lucia avec lequel il a souvent joué. De son vrai nom José Fernandez Torres, appelé Tomatito (petite tomate) en référence à son père et à son grand-père qui furent de grands guitaristes flamencos et qu’on surnommait El Tomate, ce prodige de la guitare commence déjà sa carrière à l’âge de dix ans. Ensuite, Concha Buika qui mélange soul, jazz, funk et copla, laissant libre cours à ses épanchements ibéro-africains. Née à Palma de Majorque, cette chanteuse dont les parents sont d’origine équato-guinéenne a grandi parmi les Gitans qui lui ont légué, semble-t-il, le goût de l’errance et une fougue créative. On sait que le flamenco est avant tout une musique traditionnelle basée sur des codes musicaux et sociaux stricts qui impliquent une hiérarchie entre les arts, dont le chant est un élément central, ainsi qu’une palette de compás qui vont des bulerias aux soleas, en passant par les tangos et les rumbas. Mais, ces deux-là en ont décidé autrement en illuminant les cieux rouge et noir du flamenco de leurs étranges lueurs.
Le magicien des cordes
Voici donc en première partie Tomatito qui éblouit l’assistance avec son jeu fait de force, de finesse et de fulgurances. Crème des guitaristes, il s’est distingué par la fréquentation de grands cantaores comme Camarón de
« La fille de feu »
En seconde partie, Concha Buika arrive sur scène avec sa belle robe rouge qui met en relief sa plastique impeccable. Ses cheveux crépus lâchés en coiffure africaine lui donnent l’air d’un arbre ardent dans un jardin de folles sonorités. A côté d’elle, une petite table sur laquelle sont déposés une bouteille d’eau et un verre d’on-ne-sait-quoi qu’elle boit à petites gorgés tout au long du concert. Accompagnée de son pianiste Ivan « Melon » Lewis, du percussionniste Fernando Favier, et du bassiste Danny Noel qui fait son entrée à la troisième chanson, Buika emplit la scène par sa présence et sa voix de braise dont a dit qu’elle « possède les inflexions rauques d'une diva du jazz, les mélismes d'une grande du flamenco et le tempo d'une reine africaine ». Elle interprète ce soir-là des morceaux extraits de son troisième album « Nina de Fuego » (la fille de feu) qui fait la part belle à la copla et à la ranchera mexicaine avec des titres comme « Volver, Volver ». Cette chanson est justement extraite du répertoire de la grande Chavela Vargas, à laquelle Buika rendait hommage avec le pianiste havanais Chucho Valdès, à l’occasion des 90 ans de la diva, lors d’un concert qui a débouché sur le magnifique album « El Ultimo Trago » sorti en 2009. Et c’est bien ce mélange savoureux que distille le style suave et féroce de Concha qui réinvente le flamenco en libérant son potentiel voyageur, le tournant vers l'Afrique, berceau du jazz, et le reliant à l’Amérique Latine, continent fécondé par les splendeurs des cultures migrantes. Familiers de quelques-uns de ses titres, comme « La bohéme » de Charles Aznavour qu’elle interprète en espagnol, « La falsa moneda », « Buleria alegre » et « Mi niña Lola », les spectateurs ont découvert d’autres morceaux du répertoire de Buika qui ne peut être véritablement apprécié qu’en live. Car cette artiste hors du commun développe une philosophie de la vie qui se dégage de son style et de sa manière d’investir la scène. Elle déclarait ainsi dans une interview : « Je ne sais pas ce qu’est l’âme ou la soul. Pour moi, le cœur est un muscle, un point c’est tout, et pour tout vous dire au plus profond de mon cœur, il n’y a que du sang !»
Inoubliable soirée aux couleurs ardentes d’un flamenco en devenir, sans doute la meilleure soirée de cette 6éme session de Jazz à Carthage, mais qu’on aurait gagné à programmer en deux concerts séparées afin de mieux apprécier ces deux monstres, désormais sacrés, du spectacle. Et puis surtout, il est temps de réviser les normes techniques de la salle d’hôtel, dans laquelle se tiennent les concerts de Jazz à Carthage, depuis maintenant six années consécutives. Car, pour les spectateurs, la visibilité laisse à désirer, surtout lorsqu’on est placé dans l’inconfortable « Zone C », sans oublier le son dont la qualité reste fluctuante.
Photos : Samy Snoussi
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