Fin octobre dernier, se tenait au Collège International de Tunis, une double rencontre autour de "Malaise dans la liberté" et "Malaise dans la culture". Je publie ci-après le magnifique texte écrit par Hélé Béji, la maîtresse de céans, sur l'affiche réalisée par Nacer Khémir pour cette rencontre. Ce texte dit plus et mieux que tous les discours de la philosophie et de la psychanalyse réunies pour ausculter le corps malade de la culture.
« Cette peinture est l’image d’un conte, un conte moderne. Elle est étonnante à plus d’un titre, elle est une œuvre remarquable de Nacer Khemir, qui nous en dira quelques mots, s’il le souhaite. Mais je voudrais vous dire moi-même ce qu’elle m’inspire. Il y a tout lieu de penser que c’est par ici, dans ce coin, que cette histoire se passe, mais on peut aussi imaginer que c’est ailleurs. Ici, au-dessus de la maison où nous sommes réunis. C’est le petit minaret qui est par là, au bout de la rue, ou à gauche, un peu plus haut. Et la coupole est tout près aussi, près de ce petit marché aux puces qui grouille de monde. Mais dans le tableau, il n’y a personne, sauf le ciel, un ciel troublé, mélangé d’ocre, de vert, de brun, pas limpide, mais opaque (vous savez c’est comme la mer Méditerranée, on croit qu’elle est bleue, mais elle est « vineuse », dit Homère, couleur du vin) ; au bas du tableau, il y a la petite ligne des terrasses où nous sommes ramassés en un petit point invisible, et au-dessus de nous plane une créature plus grande que le quartier, un ange, une sorte d’Icare dont l’ombre se reflète sur les toits. Tout cela est très beau, mais ça n’aurait été que cela, s’il n’y avait un déséquilibre profond, une grave brèche par laquelle le tableau prend son sens : le minaret penche dangereusement, il se décroche, il ne tient que par un point, un fil, il est fendu, et l’ange semble poussé dans le même sens comme par une brise, et tout bascule vers un même côté. Mais vers quoi ?
On voit que l’ange semble immobilisé au-dessus du minaret brisé, le découvrant, les yeux fixés sur lui, les paupières baissées et non pas ouvertes vers le lointain. Ou bien est-ce son passage qui, comme un mini cyclone, a ébranlé le minaret ?
Qui est-il ? Il n’est pas l’ange de la révélation, car sinon le minaret ne serait pas cassé.
Je me suis dit qu’il était peut-être le songe d’un homme libre, ou qui cherche sa liberté, sa direction.
On comprend déjà que la liberté est d’abord dans l’élévation, la capacité de s’élever, la vision de grand angle que nous prenons avec le monde auquel nous appartenons. La liberté suppose la hauteur de notre regard, sur nous-mêmes et sur les autres, qui est une victoire sur la pesanteur. La liberté n’est pas légèreté hors de toute gravité. Elle est l’élan, l’effort de l’élan. On ne sait pas d’où vient cet ange, mais visiblement il ne tombe pas du ciel, il s’élève depuis la terre, ses jambes pendent un peu, il n’est pas horizontal, il est en l’air, mais comme s’il avançait sur ses jambes presque plus grandes que ses ailes. Donc la liberté, c’est la hauteur de notre démarche, qui nous donne le sens de la gravité du monde.
Mais il y a plus. Le minaret a subi une destruction. L’élévation (ou la liberté) est donc en relation étroite avec la destruction, avec la chute. Est-ce que l’ange est en train de tomber, ou est-ce qu’il est en train de voler ? On ne le sait pas, au fond. Quoiqu’il en soit, ce qu’il voit, c’est ce qu’il a fait lui-même de ses œuvres, les ériger, et les détruire. Ça, ce sont des actes de sa liberté. Chacun sait que l’homme crée ou détruit parce qu’il a le choix de le faire. Je pense que les destructions veulent se justifier du désespoir, mais elles ont en fait une logique propre liée à la volonté, et au désir, à l’attrait de la destruction.
Il y a donc, dans la forme gracile de ce minaret penché comme la tour de Pise, quelque chose qui est menacé par la brutalité, et nous qui vivons ici, nous voyons ce dangereux déséquilibre entre la délicatesse et la brutalité, au profit hélas de cette dernière. Alors, nous comprenons que la liberté réveille la faculté de créer de la beauté contre la fatalité de la laideur. Ce tableau est un geste libre qui triomphe d’un environnement dégradé.
Mais il y a plus. Ce tableau montre une faille. D’où vient la faille ? Cette béance ouverte dans le mur est peut-être une vieille blessure, et en fait le minaret ne tombe pas, mais il s’est ossifié dans son histoire qui n’est pas guérie. Alors le problème est qu’il n’arrive ni à tomber, ni à se redresser, qu’il est pétrifié dans son infirmité, et le tableau est l’allégorie de ce malheur suspendu, où l’homme volant ne peut pas s’alléger du poids ancien, mais n’est pas non plus porté par le nouveau. La liberté a donc partie liée avec la peur de bouger, avec une paralysie entre passé et futur, elle est ce moment terrible où nous devons agir, et où nous ne le faisons pas, uniquement parce que nous avons peur.
Mais on peut penser aussi que, sachant que, s’il s’arrête d’avancer, il tombe, l’homme qui vole a décidé de partir, d’aller voir ailleurs, de quitter un monde qui ne sait plus tracer sa route entre le passé, le présent, et le futur, et il jette un dernier coup d’œil mélancolique à ce monde sans mouvement, avant l’exil dont il ne reviendra pas – l’exil étant désormais la seule échappée de l’homme libre.
On peut aussi imaginer que la brèche ouverte dans le minaret est celle par laquelle il s’est échappé, et qu’il est déjà loin d’un univers rapetissé par rapport à son grand corps dilaté par la griserie du voyage. Seul celui qui sait voyager est libre, et si l’on est privé de voyage, on est privé d’une liberté humaine fondamentale. Or, le voyage aujourd’hui, comme vous le savez, endure les lois de l’immigration que le monde libre a conçues contre ceux qui, de l’autre côté de la mer, voudraient eux aussi voyager librement, mais qui ne le peuvent plus.
Mais la liberté c’est encore autre chose. On voit bien qu’il y a dans cette peinture une audace, une audace qui fait peur, qui vous donne le vertige (d’où le malaise), l’audace de représenter le sacré d’une manière impertinente, si l’on admet que le minaret est aussi la métaphore du sacré, bien qu’il puisse être, comme je l’ai dit, l’image du Beau menacé de l’intérieur, dans le conduit de ses oraisons où se produit la catastrophe d’où ne jaillissent que des sons brisés.
L’audace ici est dans le geste de transgression, aux antipodes de la peur dont je parlais tout à l’heure, de la peur de bouger. Toute la peinture bouge au contraire, dans une représentation dissonante de la verticalité de la foi. Et dans cette image qui oscille, on comprend que la liberté est une force subtile entre la transgression, et la volonté de sauver, de ne pas détruire. La liberté est cette limite où l’on s’affranchit des contraintes, sans faire table rase. Le minaret n’est plus dans une ligne droite en direction de Dieu, il est oblique, mais il tient quand même ; il a pris un coup, mais il n’est pas à terre. C’est le signe que l’homme libre ne veut pas céder à l’héroïsme destructeur, au vandalisme, au contraire. Il n’y a pas de liberté, si l’on n’a pas le courage de toucher à l’interdit, mais ce n’est pas n’importe comment, pas aveuglément ; il faut le faire avec doigté, avec art, avec une science consommée, avec un langage approprié. La liberté étant elle-même une vertu fragile, elle porte une extrême attention à la fragilité des œuvres humaines, qui sont ses œuvres propres. L’humain est fragile parce qu’il est le produit de sa propre liberté.
On pourrait penser aussi que l’ange, en prenant de la hauteur, l’a fait pour parcourir le temps de l’histoire, il vient d’Orient et il va vers l’Occident, pour rejoindre peut-être les points avancés de la civilisation, à la conquête de l’Ouest, il fait le chemin inverse des empires coloniaux qui partaient à la conquête de l’Orient, qui ont échoué, et qui continuent de le faire, après la guerre d’Irak. Peut-on extrapoler et voir dans cet envol vers l’Ouest, la destruction des Twin Towers, le minaret devenant la métaphore d’un gratte-ciel ou d’un clocher ? Pourquoi pas ? Ou bien, à l’inverse, y voir les destructions que les guerres « démocratiques » récentes ont occasionnées au Moyen-Orient ? Peut-être.
Le protagoniste est dans le ciel, sans frontières, donc pas plus d’ici que de là, et cela suggère que la crise de la liberté n’est pas seulement de notre côté, et que la peur dont j’ai parlé, celle dont le psychanalyste Safouan dit qu’elle est « le vice le plus malin de l’âme », ressurgit aussi derrière les pratiques des démocraties « sécuritaires » modernes, supposées s’être libérées des terreurs ancestrales. L’Europe s’est transformée en forteresse impénétrable, où la culture de la liberté n’a plus l’intelligence de l’humanité étrangère. Mais plus que ça, la peur est inhérente à l’évolution sociale moderne, elle est la peur du chômage, d’être SDF, des attentats, des violences urbaines, des crack boursiers, des Musulmans, des épidémies, de tout un tas de choses, au point qu’il ne peut plus rester grand-chose du libre-arbitre, chez un individu autant criblé de peurs chroniques.
Je voudrais juste terminer par une petite conclusion personnelle sur la peur de la liberté. Je faisais souvent, petite, un rêve que j’adorais : je pouvais voler. D’où peut-être inconsciemment le choix de cette image. Je me souviens en particulier d’un rêve où je m’élevais exactement au-dessus de ce patio, et je survolais les terrasses de la ville. Une fois, au cours d’un de ces rêves, je me suis trouvée sur le bord d’une fenêtre haute, je regardais le vide, je voulais sauter pour voler, j’avais peur, mais le plus étrange est que, à ce moment-là, j’eus conscience que je rêvais (j’avais au fond de ma conscience endormie le souvenir de la réalité), et je me suis dit : puisque je rêve, je peux me jeter dans le vide, je ne vais pas tomber, je ne vais pas me tuer, ça m’a donné le courage de sauter, alors je m’élance dans le rêve, et je ne tombe pas, miracle, je vole !
C’est pour vous dire que c’est peut-être ce qu’il faut faire quand on veut prendre un peu le risque de la liberté, et ne pas avoir trop peur. Il faut entreprendre les choses un peu comme en rêve, comme si on les rêvait, être capable de rêver ce que l’on vit, se dire quelques instants, qu’il ne peut rien nous arriver puisqu’on est en train de rêver, puisque c’est un songe, et alors on aura un peu moins peur.
Donc, imaginons que nous soyons réunis ici comme dans un rêve, et n’ayons pas peur.
Hélé Béji
31 octobre 2009
1 commentaire:
Bien beau texte !
On pourrait aussi proposer une autre interprétation du tableau, parallèle à celle de Walter Benjamin sur Angelus Novus de Klee (dans ses Thèses sur l'Histoire) : l'ange n'avance pas, il recule, emporté malgré lui vers l'avenir par le vent du Progrès, tourné vers le passé qui amoncelle ses ruines sous ses yeux et qui tente par son souvenir de rendre justice à tous ceux qui passèrent par ces lieux qui alors n'étaient pas encore des ruines.
C'est la thèse IX, ci-dessous en traduction anglaise
http://www.efn.org/~dredmond/ThesesonHistory.html
IX
My wing is ready to fly
I would rather turn back
For had I stayed mortal time
I would have had little luck.
– Gerhard Scholem, “Angelic Greetings”
There is a painting by Klee called Angelus Novus. An angel is depicted there who looks as though he were about to distance himself from something which he is staring at. His eyes are opened wide, his mouth stands open and his wings are outstretched. The Angel of History must look just so. His face is turned towards the past. Where we see the appearance of a chain of events, he sees one single catastrophe, which unceasingly piles rubble on top of rubble and hurls it before his feet. He would like to pause for a moment so fair [verweilen: a reference to Goethe’s Faust], to awaken the dead and to piece together what has been smashed. But a storm is blowing from Paradise, it has caught itself up in his wings and is so strong that the Angel can no longer close them. The storm drives him irresistibly into the future, to which his back is turned, while the rubble-heap before him grows sky-high. That which we call progress, is this storm.
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