mercredi 17 octobre 2012

Le jour où les journalistes se sont unis ! *


  
  Observée avec succès, la grève générale des journalistes est un moment inédit dans l’histoire de la Tunisie, qui marque le début d’un réveil nécessaire à la restauration d’une profession sinistrée par la dictature benalienne et minée par des dissensions qui ont favorisé la presse de caniveau, les procès arbitraires, les licenciements abusifs, les violences morales et physiques, qui continuent à sévir encore aujourd’hui. 


  Après des mois de tensions et de négociations avortées avec le gouvernement, une grève générale a été décidée le mercredi 17 octobre 2012, après avoir « épuisé toutes les voies du dialogue" et en raison de "l'attitude obstinée du gouvernement et de son refus de répondre favorablement aux revendications des journalistes et de l'ensemble du personnel exerçant au sein des entreprises de presse", lit-on dans la motion générale du bureau exécutif élargi du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), datée du 25 septembre 2012.

Caricature de Hamdi Moulazem de Dar Assabah


Un vent de révolte…

   Les consignes de cette grève ont été suivies par quasiment tous les médias publics et privés, appelés à suivre les modalités négociées avec le SNJT. Les médias audiovisuels et radiophoniques ont ainsi assuré un service minimum et consacré leur antenne à des débats sur la grève des journalistes. Quant aux médias électroniques ils ont affiché une banderole ou une page mentionnant la "grève". Un journaliste de Radio Jeunes a cependant brisé la grève en enfreignant ces consignes, alors que le directeur de radio Sfax, Malek Riahi, a donné sa démission, suite aux pressions exercées sur lui par le directeur des radios publiques tunisiennes, Mohamed Meddeb, un simple technicien sans aucune expérience managériale ou journalistique, parachuté par le gouvernement actuel à la tête de l’Etablissement. Cette démission fait suite à celle de Béchir Sghari, directeur de Radio Monastir, le 3 septembre dernier.

   Selon les premières estimations, le taux de participation a dépassé 90%. La présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Néjiba Hamrouni, s'est félicitée de la forte mobilisation de la profession, soulignant que ce mouvement avait pour objectif de défendre la liberté de la presse et d'expression, à l’avantage non pas seulement les journalistes, mais pour tout le peuple tunisien.
Rassemblés devant le siège du SNJT, quelques centaines de journalistes ont manifesté en scandant et en brandissant des slogans tels : "Une presse libre, des journalistes indépendants", "Dar Assabah : Ligne rouge", "la liberté de la presse fondement de la démocratie", "droit du citoyen à l'information", "médias libres", "la radio est publique et non gouvernementale", "tout peuple qui s'endort en liberté s'éveille en servitude", "réhabilitation du 4e pouvoir". Certains avaient collé sur leur bouche des autocollants barrés du mot "Non au contrôle".

   Des représentants de la société civile et de partis politiques ainsi que des hommes de culture sont venus en grand nombre soutenir cette grève. Une importante présence d'organisations arabes et internationales a été, également, remarquée. Pour ne citer que la Fédération internationale des journalistes, qui était représentée par sa secrétaire générale Elisabeth Costa. A noter aussi la présence du vice- président de la Fédération arabe des journalistes Abdelwaheb Zghilet.

Les manifestants se sont en outre rendus à Dar Assabah, où les journalistes observent depuis le 10 octobre une grève de la faim, accompagnés depuis peu par Sami Tahri, porte-parole de l’UGTT (union générale des travailleurs tunisiens).

   Les grévistes d'Assabah exigent le départ de leur directeur Lotfi Touati, un ancien commissaire reconverti dans le journalisme qui a contribué en 2009 au sabotage du congrès de l'Association des journalistes tunisiens, ancêtre du SNJT. Touati a été désigné par le gouvernement, devenu propriétaire d'Assabah après la confiscation des parts majoritaires de Sakhr El Matri, gendre de l'ancien président, auquel les Cheikhrouhou, propriétaires historiques, ont cédé leurs actions dans le journal.

Mais pas seulement, car pour garantir la levée de la mainmise du pouvoir, quelque soit sa nature, sur les médias, la revendication essentielle concerne l’application du décret 115, qui résume notamment les droits des journalistes, en interdisant les restrictions à la circulation de l'informations et en protégeant les sources des journalistes. Ainsi que le décret 116 portant sur la création d'une Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle, appelée à délivrer les licences des radios et télévisions tunisiennes.

   Il semble que le gouvernement ait cédé à cette revendication, en annonçant dans un communiqué, rendu public le 17 octobre en fin de journée, qu'il appliquera les deux décrets garantissant la liberté de la presse. Mais le communiqué ne mentionne pas les autres revendications des journalistes, en particulier le limogeage des directeurs de médias publics nommés ces derniers mois, dont certains sont mis à l'index pour être passer de la propagande de Ben Ali à la complaisance et à la soumission au pouvoir actuel.

La confiscation du 4éme pouvoir, oui, mais par qui?

   Signés le 2 novembre 2011 par l'ex-président intérimaire Foued Mebazaa, les décrets 115 et 116 étaient bloqués par le gouvernement de coalition (Ennahdha, CPR et Ettakattol), depuis son arrivée au pouvoir fin 2011. Lotfi Zitoun, conseiller auprès du premier ministre, avait  jugé ces textes incomplets mais n'en avait jamais initié la rédaction de nouveaux, ce qui lui a permis du coup, d’exercer un pouvoir discrétionnaire sur les médias.

   Mais déjà, début avril dernier, Hamadi Jebali, premier ministre et Secrétaire général d'Ennahdha, déclarait aux patrons de la presse : «Je m'interroge en quoi l'Etat devrait avoir besoin de posséder ses propres médias». Cependant que le 17 octobre dernier, Ridha Saïdi, ministre délégué auprès du Chef du gouvernement chargé des dossiers économiques, annonçait la création d’une chaîne de télévision nommée « Al Kasbah Mubacher » (Al kasbah en direct) pour diffuser l’actualité du gouvernement et des ministres, avec pour slogan: “l’information est sacrée, le commentaire est libre“. Etrangement, cette déclaration a été accordée à des modérateurs de pages du réseau social Facebook.

   Le 18 avril, et dans une interview dans le quotidiens qatari «Al-sharq», le Président du mouvement islamiste, Rached Ghannouchi affirmait, quant à lui, que la direction de son parti, envisage de prendre des mesures radicales dans le domaine de l'information dont éventuellement, la privatisation des médias publics. Le lendemain et lors d'un débat télévisé sur la Watania1, c'est au tour d'Ameur Laaryadh, élu à l'assemblée nationale constituante et membre du bureau politique d'Ennahdha, d'évoquer l'idée de céder la télévision nationale au capital privé. Suite à ces déclarations, les sit-inneurs qui campaient devant le siège de la télévision nationale depuis plus de 50 jours, sont passés des revendications d'«épuration» et d'«assainissement» de la télévision nationale, au slogan de «Télévision à vendre». Etait-ce un hasard?

  Après l'acharnement contre la télévision nationale, dénoncé par le rédacteur en chef des infos, Said Khezami, et la nomination de Imen Bahroun comme DG de la télévison, c’est la radio nationale qui était passée au crible. Ainsi, le 24 avril, Habib Belaid, directeur général de la radio a été remercié et remplacé par Mohamed El Meddeb, qui a fait preuve, dès son arrivée, de multiples abus de pouvoir. Boutheina Gouia, troisième journaliste à avoir été suspendue d’antenne, a mobilisé ses collègues et la société civile pour une série de sit-in qui se sont tenus début octobre devant la radio pour dénoncer cet état de fait.

   Cette stratégie du pouvoir provisoire qui vise à assujettir les médias à sa volonté en prévision des prochaines élections, a fini par secouer les plus blasés. « Sous prétexte de nettoyer la presse des restes de l’ancien régime, Ennahda installe ses hommes à la tête des grands médias et tente de soumettre les journalistes qui protestent et ne veulent pas rentrer dans les rangs. Ce gouvernement peine à rompre avec les pratiques de l'ancien régime qui avait fait des medias publics des canaux de propagande et de manipulation», affirmait Kamel Labidi, président de l’ancienne Instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication (INRIC). Mais les journalistes ne peinent-ils pas eux aussi à rompre avec ces anciennes pratiques détestables et certains ont même tendance à banaliser l’auto-censure, la censure et le manquement à la déontologie élémentaire, et dans ce sens, une auto-régulation, voire une psychothérapie, est absolument nécessaire. Outre le fait que la cohésion du corps métier laisse toujours à désirer/

Une liberté complémentaire...

   A trop vouloir exercer un pouvoir de jour en jour plus hégémonique, et d’entraver la liberté de la justice et de la presse, dans une fragile période de transition, le retour de manivelle est pourtant inévitable. Accusés de complaisance et d’incompétence, les journalistes ont fini par se secouer d’une manière inattendue, dans un espace exceptionnel de liberté où le pire comme le meilleur est possible.

  Si les atteintes à la liberté de la presse se sont multiplié en prenant d’anciennes et de nouvelles formes (concentration capitalistique, essor de la peopolisation sordide, du reality show et de la banalisation de l'abject et de l'horrible), une part grandissante de l’espace où se diffuse l’information et s’organise le débat public semble, fort heureusement, échapper a la censure. Il s’agit bien évidemment d’internet et des réseaux sociaux, le fameux cinquième pouvoir signalé par Ignacio Ramonet, là où sur le fil, des blagues et des noms d’animaux et d’amuse-gueules fusent, ces temps-ci, à l’endroit des responsables politiques. 

   Certains internautes ont même ironisé sur les journalistes en grève, comme on a pu le relever par exemple, à travers le statut facebook de Riadh Hammi, un tweeple influent qui écrit : « La presse tunisienne est en grève. Concrètement aujourd'hui vous allez être mal informés sur la situation du pays. Vous le sentez hein ?! Si vous vouliez savoir qui a tué les dizaines de tunisiens du 14 au 16 janvier, qui a tué les martyrs de la "révolution", quel rôle à joué et joue encore Rchid Ammar, qui sont les snipers, qui protège les pourris de l'ancien régime, qui sont les salafistes, eh bien vous devrez patienter jusqu'à demain, parce qu'aujourd'hui la presse est en grève. Par contre vous pourrez toujours admirer les pubs, parce que l'argent on déconne pas avec ».

   Précisément, parce que les failles et les dérives existent et continueront à exister, les médias doivent compléter la liberté d'expression et la démocratie. Il est plus que souhaitable, maintenant, que ce réveil puisse toucher également le domaine de la justice. Certes, les magistrats ont entrepris eux aussi un sit-in ouvert, mais si la justice demeure défaillante, même reconnu, le décret-loi 115 n'aura pas d'impact signifiant sur la pratique des journalistes.
   Ce n’est qu’avec une réelle séparation des pouvoirs qu’une lumière impartiale pourra être faite sur les liens unissant les politiques, les pouvoirs financiers, et le monde de la Justice, et dont dépend absolument le devenir de la justice transitionnelle en Tunisie. Il faudrait sans doute aussi faire une place aux lecteurs et aux citoyens dans la fabrication de l'information, comme ont réussi à le faire des sites comme Nawaat en Tunisie, ou Mediapart et Rue89 en France. En tout états de cause, il faudra du souffle aux journalistes car le chemin vers la libération totale de l’information est encore long….


*Paru dans "Courrier de Tunisie" de cette semaine.

1 commentaire:

LOUANCHI a dit…
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