mercredi 12 septembre 2012

Entretien avec Subhi Hadidi, critique et traducteur *

"En général, ce qui s’écrit sur Mahmoud Darwich relève plus du cliché."



درويش وحديدي في بيت ومتحف الشاعر اليوناني قسطنطين كفافي بالإسكندرية
Darwich et Hadidi dans le musée du poète grec Constantin Cavafis à Alexandrie
      
   Quatre ans après sa disparition, Tunis se souvient encore et toujours de Mahmoud Darwich. Avec l’hommage que lui rendait, fin août dernier, l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, la voix du poète palestinien résonne comme une ultime prémonition sur les déchirements de l’exil et des éternels retours. De Beyrouth à Tunis et de Tunis à Lampedusa, la scène palestinienne se pare de nos mémoires à venir. Invité d’honneur de cette manifestation, le Syrien Subhi Hadidi, critique et ami du poète, a donné une conférence sur « L’universalité de Mahmoud Darwich ». Egalement éditorialiste et traducteur, Subhi Hadidi a traduit plusieurs ouvrages en arabe dont « L'orientalisme » d’Edward W. Said. Il a écrit de nombreux articles sur la littérature arabe moderne, notamment la poésie et la fiction. Il est un contributeur régulier à Al-Qods Al-Arabi et de la revue Al-Karmel, fondée par Mahmoud Darwich . Il vit à Paris où il s’est exilé depuis plusieurs années. Dans l’entretien qu’il nous accorde, il revient sur l’itinéraire poétique et politique de Darwich, sur l’emboîtement de l’Autre chez le poète et sur le « Manifeste de Gafsa » de 2005.


+ Quelle était le rôle de Mahmoud Darwich dans la refondation du récit palestinien ?

-          L’une des étapes essentielles dans la poésie de Mahmoud Darwich, lorsqu’il était dans les territoires occupés, a consisté à construire une narration palestinienne adverse, si je puis dire, autour d’une identité propre. Il fallait à tout prix préserver la personnalité palestinienne, car à cette époque là, la colonisation n’était pas admise par l’Etat israélien qui considéraient les Palestiniens comme des citoyens, même si en vérité, ils étaient des citoyens de seconde zone. Mais les limites de la narration palestinienne étaient alors toutes simples, puisqu’il s’agissait de fixer l’identité palestinienne que les israéliens tentaient résolument de nier. Il fallait lutter, même timidement, contre l’emprisonnement des Palestiniens, qui étaient incarcérés, non pas pour leur enrôlement dans la lutte armée, comme ça sera le cas en 1967, mais à cause de leur présence dans les partis de gauche, et plus précisément dans le parti communiste israélien. Lors de la première étape arabe, avec son départ pour l’Egypte, puis pour Beyrouth, Darwich fut tiraillé entre deux tentations. D’une part, il voulait faire évoluer son esthétique poétique et s’enrôler dans les mouvements de la modernité arabe, mais en même temps, il en refusait les excès. C’est dans ce sens qu’il écrira son célèbre article « sauvez-nous de cette poésie », exprimant sa crainte de voir se creuser le gouffre entre le récepteur et le poète, à force d’exagérer la modernisation et l’expérimentation poétiques. En outre, cette séparation contribuait, selon lui, à amoindrir le récit palestinien dont la dimension culturelle avait pris une autre ampleur en intégrant les dimensions cananéenne, islamique et arabe. 

          Évidemment, il a commencé aussi à se rapprocher de plus en plus de l’institution politique, c'est-à-dire de l’Organisation de Libération palestinienne. Et c’est ainsi que son expression poétique rejoignait parfois, involontairement, les préoccupations politiques. Par exemple, quand le siège de Tall Ezzâatar a eu lieu, il n’avait pas d’autre choix que d’écrire le poème « Ahmed Azzâatar », ce qui l’engagea de plain-pied dans la politique. Le siège de Beyrouth déboucha également sur le poème « Beyrouth », et lors de l’invasion de Beyrouth, il se trouva dans l’obligation de composer une oraison à la mémoire des grands martyrs palestiniens comme Majed Abou Sharar ou Ezzeddine al-Qassam et bien d’autres. En somme, ces étapes poétiques restituent la position de Darwich vis-à-vis de l’identité palestinienne et témoignent de sa volonté de récupérer essentiellement les composantes culturelles, historiques et mythiques de cette identité. La dimension universelle commençait également à prendre forme à travers la relation tissée entre la cause palestinienne et la cause d’autres peuples opprimés. Ce n’est qu’après le départ de Beyrouth, en 1982, que Mahmoud Darwich allait inaugurer une étape tout à fait inédite dans sa poésie, avec la naissance de ce que Yannis Rítsos appelle « le lyrisme épique ». 

          Ainsi, les maux personnels commençaient à se mêler aux maux de la Palestine, et par conséquent, le récit de l’identité palestinienne transitait désormais par Mahmoud Darwich, l’Homme, qui s’est mis à rassembler les bribes de son histoire personnelle et à travers elle, à récupérer l’identité palestinienne. Là, le particulier a plus intégré le général, et le poème a atteint sa plus haute expression, à travers la similitude que Darwich a établi entre l’individu palestinien, représenté, non pas seulement par Mahmoud lui-même, mais aussi par l’individu palestinien dépouillé de son héroïsme absolu et sommé de fonder un récit aux multiples dimensions. C’est dans ce sens que Darwich écrit : « Qui impose un récit hérite la terre du Récit ».


+ Mahmoud Darwich a été marqué par un poète juif, son premier amour était aussi une juive, et son oppresseur est juif. L’Autre chez Mahmoud Darwich est-il essentiellement juif ?

-          A l’origine de la relation, il est clair que l’Autre était juif israélien et non pas seulement juif. En effet, et peu de gens le savent, Yehuda Amichai, qui est un poète juif israélien écrivant en hébreu, a beaucoup et longtemps marqué Darwich. Amichai est sans soude l’un des plus grands poètes du monde et il avait pris position contre l’institution militaire. Mais cet Autre Juif Israélien n’était pas sioniste. Son professeur à l’école était aussi juif et probablement son premier amour est juive, outre le fait que son geôlier était bien sûr juif. Et en fin de compte, cette proximité avec le juif était aussi culturelle parce que Darwich lisait en hébreu et s’est imprégné de la pensée, de la philosophie et des modèles poétiques juifs. Il s’agit de distinguer entre l’Autre juif qui a côtoyé Darwich sur la terre palestinienne, qui est devenue Israël, dans un partage conflictuel, non pas hostile, à propos de la terre et de l’identité. En réalité, cette relation conflictuelle était mesurée, car pour Darwich, l’Israélien était l’envahisseur et à l’intérieur de cet Autre, il y avait l’Autre impérialiste. Plus tard, l’Autre se transformera, chez Darwich, pour acquérir une dimension humaine à mesure que son expérience poétique tendait vers l’universel, comme c’est le cas dans le « Discours de l’Indien rouge ». L’Autre devint ainsi le Conquérant qui, partout opprime des peuples, l’Impérialiste d’une manière générale. 

         La troisième étape de cette conception de l’altérité va déboucher sur la relation de Darwich avec un Autre non identifié et donc avec l’Etre et en dialoguant avec cet Autre intérieur, il dialoguait avec lui-même, avec son Etre fragmenté, en tant que Palestinien et en tant que Poète. L’autre versant de ce dialogue, s’exprime dans sa vision de la Femme en tant qu’Autre complémentaire, sur un mode très sophistiqué et très complexe. Et je crois qu’il n’a pas eu le temps de développer cette relation où l’homme et la femme sont perçus tous deux comme des étrangers, tel qu’il l’exprime dans son recueil « Le lit de l’étrangère ».


+ Lors de votre intervention, vous avez évoqué le « Manifeste de Gafsa ». Quelle est l’importance de ce texte, aujourd'hui, pour la critique de Mahmoud Darwich ?

-          L’importance du « manifeste de Gafsa », c’est d’abord la très haute facture de la manifestation elle-même, que ce soit au niveau de la qualité des communications présentées, des questions posée ou de l’interaction avec le public. Il était étonnant qu’en un lieu comme Gafsa, il y ait un public qui interagit et avec le poète et avec les interventions des communicants. Pour Mahmoud Darwich, ce fut vraiment une renaissance au niveau de la critique. Par la suite vint l’idée d’écrire un manifeste, une sorte de texte de bienvenue où nous exprimons, en tant que critiques littéraires, notre point de vue sur la poésie de Darwich. Malheureusement, ce que nous avions souhaité dans ce manifeste n’a pas retenu l’attention des critiques arabes. Et, en général, ce qui s’écrit sur Mahmoud Darwich relève plus du cliché et du superficiel, sans doute parce que ce genre de discours réconforte et le chercheur et le lecteur. Pour Darwich, ce manifeste a aussi une valeur sentimentale parc qu’il est lié à l’accueil qui lui a été réservé à cette occasion.




*La version courte, et en français, d'un entretien à paraî
tre dans le prochain Courrier de Tunisie n°46.


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