lundi 25 mai 2009

L’écrivain et penseur antillais Edouard Glissant était l’invité d’honneur du colloque international sur «Les interactions culturelles entre l’Afrique et le monde arabo-musulman» qui s’est tenu à Tozeur dans ce pays de palmes et de sel mêlés. Organisée par le Laboratoire «Patrimoine», dirigé par Abdelhamid Larguèche à la Faculté des Lettres de La Manouba, en collaboration avec l’Institut du Tout-Monde, cette rencontre s’insère dans le cadre des nouvelles perspectives de recherche ouvertes par le programme UNESCO «La Route de l’Esclave», et constitue la 2ème édition du genre après celle tenue en 2007 au Maroc. Les travaux du colloque ont été couronnés par la «Déclaration de Tozeur», initiative symbolique à plus d’un titre, qui appelle à «construire notre identité en revenant aux sources de notre diversité». ET ce sont «des lucidités et des solidarités nouvelles» qu’Edouard Glissant a insufflées à cette rencontre qui défrichait l’histoire obscure et occultée de l’esclavage transsaharien que le décret de Ahmed Bey est venu abolir en Tunisie dès 1846. le philosophe de la relation a ainsi appelé les chercheurs en sciences sociales à renouveler leurs paradigmes en adoptant «une vision prophétique du passé» pour saisir l’emmêlement complexe des cultures. Cela fait quatre ans qu’Edouard Glissant était venu à Carthage pour l’hommage qui lui a été rendu à l’Académie Beït Al-Hikma, lors d’un colloque organisé autour de sa pensée. Et l’associer encore aujourd’hui à l’abordage et au défrichage de cette mémoire enfouie n’est pas seulement une chance inouïe pour les organisateurs tunisiens. C’est aussi un horizon qui s’ouvre et élargit le champ de la réflexion sur cet objet tabou. Le choix de Tozeur, lieu constellé de traces et de clameurs du chaos-monde, n’est donc ni fortuit, ni anodin. Comme le dira Abderrazak Cheraïet, l’ancien maire de la ville, dans son mot d’ouverture, cette oasis qui fut le passage obligé des pèlerins et des savants d’Afrique et d’Orient est aujourd’hui un foyer de cultures vivantes et de confréries secrètes qui font sa richesse. Auteur de nombreux ouvrages, Edouard Glissant a précisément rédigé «Les mémoires des esclavages», un livre-rapport où il posait les jalons du Centre national de mémoire et d’histoire sur la traite et l’esclavage dont la tâche lui fut confiée en 2006. L’écrivain antillais, qui proposait d’élargir le champ de réflexion dans le temps et dans l’espace, a depuis créé l’Institut du Tout-Monde dont la directrice Sylvie Glissant était également l’invitée du colloque. Dans une intervention inaugurale intitulée «L’esclavage est une maladie endémique», il rappelait ainsi aux participants la nécessaire «mise en balance entre les deux traites, transatlantique et transsaharienne, deux formes d’un même processus de néantisation». «C’est à vous de m’enseigner, je n’en connais que les traductions françaises, notamment celle d’Ibn Khaldoun, l’un des plus grands écrivains selon moi», ajoutera-t-il. Abdelhamid Larguéche affirmait, lui, que «l’histoire prise sur la longue durée mérite d’être revue». Il faudra alors fouiller «la géographie de l’esclavage économique et le travail manuel des esclaves». Lieux indiciaires, les oasis conservent cette «histoire de sueur et ce travail d’étages» dans le multi-étagement de leurs végétaux, palmiers, arbres et arbustes, sous et entre lesquels poussent des légumes semi-sauvages, dont plusieurs variétés ont disparu. Edouard Glissant à qui l’on faisait visiter une oasis de Tozeur dira que ce paysage le renvoie au paysage martiniquais.

Les enjeux de la mémoire


Du côté des enjeux historiographiques de la mémoire de l’esclavage transsaharien, Salah Trabelsi (historien et chercheur à l’université de Lyon II) notait fort justement: «On n’a jamais autant parlé des esclaves. Mais on n’a jamais aussi peu exploré leur histoire en terres d’Islam». En effet, «sur l’ensemble des recherches historiques consacrées au monde arabo-musulman, l’étude de l’esclavage constitue, encore, un thème peu exploré. Ni la violence de la traite, ni le rôle imparti aux multiples couches serviles ne semblent avoir réellement avivé l’intérêt des historiens arabes… Ainsi, cette histoire évincée émerge de l’oubli pour prendre sens dans la mémoire collective». Ibrahim Jadla examinait, lui, les textes arabes pour suivre la trace de quelques profils de marchands. S’intéressant à «L’Islam confrérique au sud du Sahara du 16ème au 19ème siècles», Mohamed Chakroun se demandait pour sa part si «l’Islam confrérique n’était pas spécifique aux Noirs». Dans son intervention, "Raciologie religieuse (islamique) et républicaine (occidentale) face à l’esclavage en Afrique de la fin du XVIIIème siècle à la fin du XIXème siècle et maintenant", Jean Schmitz (anthropologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) traite de l’entreprise massive d’asservissement des païens dans l’esclavage musulman et la traite «orientale» et du refoulement de ses implications par les Africains comme par les Occidentaux. L'historien français revient sur les raisons de ce silence et examine sa portée de l’Afrique de l’Ouest aux banlieues françaises en passant par le Maghreb. Et il était fort dommage que Marcel Dorigny (Membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage et président de l’Association pour l’Etude de la colonisation européenne) n’ait pas pu prendre part à ce colloque où il devait intervenir sur «Les abolitions de l’esclavage: une approche comparée». La Turque, Esma Durugonul, défrichait elle aussi un champ de recherche inédit et ignoré en parlant des «Afro-Turques dans la société turque». En revanche, les doctorants du laboratoire «Régions et ressources patrimoniales de Tunisie» se sont penchés le patrimoine immatériel et l’héritage culturel et musical africain: Banga et Boussadiya, Stambali comparé avec le Vaudou et mémoire des Noirs du sud comme les «De Arram à Gabès» évoqués par Maha Abdehamid ou les «Abid Gbonton» par Sahbi Mefteh. Assistant au rituel de cette confrérie lors d’une visite à la Banga de Sidi Marzoug à Nefta, Edouard Glissant s'exclamait: «Ils sont entrain de raconter l’énergie!» Faut-il voir dans ces sous-musiques une transfiguration de la trace? La trace n’étant pas «la présence réelle mais le souvenir». Et Edouard Glissant rappelait en l’occurrence que lorsqu’on «perd le souvenir catégorique des identités, on les reconstruit à coup de trace, splendidement mais douloureusement».

«Agis dans ton lieu, pense avec le monde» 


C’est précisément d’invention-transfiguration que nous entretenait Samia Kassab-Charfi (spécialiste de littérature antillaise) qui abordait le destin particulier de «Barg Ellil» en ouvrant la réception de l’œuvre à une lecture comparée avec l’esthétique des Amériques noires. Ecrit quatre ans après l’indépendance (1960), ce roman de Béchir Khraief évoque la figure d’un esclave vendu au 16ème siècle en nous plongeant dans la ville ballotée qu’était Tunis à l’époque. L’intervenante parle ainsi du personnage comme un rupteur qui renverse l’ordre épique des choses, introduisant une fissuration métisse dans les grands ensembles anthropologiques et sociaux préconstitués. De fait, elle rapproche cet «Orphée noir» de Zyriab, célèbre musicien qui a introduit les chants grégoriens dans la musique andalouse. Dans un beau plaidoyer, Neila Saadi se demandait justement ce qu’est devenu «le Maghreb africain des arts et des cultures». Exprimant le «ressenti émotionnel et intellectuel» que lui a suggéré cette manifestation, Edouard Glissant a évoqué à la clôture des travaux la nécessité de changer la fonction des sciences sociales face à la complexité du monde actuel. «Nous devons avoir une mission prophétique du passé et non pas seulement une vision statistique et passer de la recherche mécanisée à une recherche hasardeuse, ne contredit pas au sérieux de nos activités, mais nous donne une prescience dans le monde actuel qui est imprévisible», a-t-il ainsi affirmé. Cette vision divinatoire ouvre en effet sur «des comparaisons, des rapports et des parallèles entre données culturelles qui nécessitent que nous dépassions les conditions de mesure et d’équarrissage du temps et de l’espace. Sinon, nous laisserions passer beaucoup de réalités. Une formule pourrait orienter la nature de nos débats : Je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre ni me dénaturer ou encore : Agis dans ton lieu pense avec le monde», conclut ainsi Glissant. Clôturant les travaux, Abdelhamid Larguèche a relevé l’importance de la présence d’Edouard Glissant dans cet engagement essentiel à renouveler la vision des sciences sociales et à relire l’histoire pour délivrer des mémoires empêchées. Enfin, la rencontre a été couronnée par la «Déclaration de Tozeur», cosignée par Edouard Glissant, et les historiens Salah Trabelsi et Abdelhamid Larguéche, qui appelle à «condamner cet épisode dramatique de notre histoire», à «rendre présente cette trace reconnue et acceptée dans notre mémoire, dans nos livres d’histoire et dans la conscience de notre jeunesse» et à «construire notre identité en revenant aux sources de notre diversité inscrite aussi dans les souffrances de l’homme noir».

3 commentaires:

Alé Abdalla a dit…

Excellent compte-rendu du colloque. Merci.

Nadia Haddaoui a dit…

Merci pour ton message Alaaqui me fait découvrir ton blog. J'aime tes textes! Si je devine bien, t'es aussi en littérature francophone! Je vais inclure dans ma biblio ton papier sur "Énoncé de l’errance et errance de l’énonciation dans Harrouda de Tahar Ben Jelloun". Je travaille sur Edouard Glissant...
Merci
Nadia

Alé Abdalla a dit…

Tout le plaisir et pour moi.