
Les enjeux de la mémoire
Du côté des enjeux historiographiques de la mémoire de l’esclavage transsaharien, Salah Trabelsi (historien et chercheur à l’université de Lyon II) notait fort justement: «On n’a jamais autant parlé des esclaves. Mais on n’a jamais aussi peu exploré leur histoire en terres d’Islam». En effet, «sur l’ensemble des recherches historiques consacrées au monde arabo-musulman, l’étude de l’esclavage constitue, encore, un thème peu exploré. Ni la violence de la traite, ni le rôle imparti aux multiples couches serviles ne semblent avoir réellement avivé l’intérêt des historiens arabes… Ainsi, cette histoire évincée émerge de l’oubli pour prendre sens dans la mémoire collective». Ibrahim Jadla examinait, lui, les textes arabes pour suivre la trace de quelques profils de marchands. S’intéressant à «L’Islam confrérique au sud du Sahara du 16ème au 19ème siècles», Mohamed Chakroun se demandait pour sa part si «l’Islam confrérique n’était pas spécifique aux Noirs». Dans son intervention, "Raciologie religieuse (islamique) et républicaine (occidentale) face à l’esclavage en Afrique de la fin du XVIIIème siècle à la fin du XIXème siècle et maintenant", Jean Schmitz (anthropologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) traite de l’entreprise massive d’asservissement des païens dans l’esclavage musulman et la traite «orientale» et du refoulement de ses implications par les Africains comme par les Occidentaux. L'historien français revient sur les raisons de ce silence et examine sa portée de l’Afrique de l’Ouest aux banlieues françaises en passant par le Maghreb. Et il était fort dommage que Marcel Dorigny (Membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage et président de l’Association pour l’Etude de la colonisation européenne) n’ait pas pu prendre part à ce colloque où il devait intervenir sur «Les abolitions de l’esclavage: une approche comparée». La Turque, Esma Durugonul, défrichait elle aussi un champ de recherche inédit et ignoré en parlant des «Afro-Turques dans la société turque». En revanche, les doctorants du laboratoire «Régions et ressources patrimoniales de Tunisie» se sont penchés le patrimoine immatériel et l’héritage culturel et musical africain: Banga et Boussadiya, Stambali comparé avec le Vaudou et mémoire des Noirs du sud comme les «De Arram à Gabès» évoqués par Maha Abdehamid ou les «Abid Gbonton» par Sahbi Mefteh. Assistant au rituel de cette confrérie lors d’une visite à la Banga de Sidi Marzoug à Nefta, Edouard Glissant s'exclamait: «Ils sont entrain de raconter l’énergie!» Faut-il voir dans ces sous-musiques une transfiguration de la trace? La trace n’étant pas «la présence réelle mais le souvenir». Et Edouard Glissant rappelait en l’occurrence que lorsqu’on «perd le souvenir catégorique des identités, on les reconstruit à coup de trace, splendidement mais douloureusement».
«Agis dans ton lieu, pense avec le monde»
C’est précisément d’invention-transfiguration que nous entretenait Samia Kassab-Charfi (spécialiste de littérature antillaise) qui abordait le destin particulier de «Barg Ellil» en ouvrant la réception de l’œuvre à une lecture comparée avec l’esthétique des Amériques noires. Ecrit quatre ans après l’indépendance (1960), ce roman de Béchir Khraief évoque la figure d’un esclave vendu au 16ème siècle en nous plongeant dans la ville ballotée qu’était Tunis à l’époque. L’intervenante parle ainsi du personnage comme un rupteur qui renverse l’ordre épique des choses, introduisant une fissuration métisse dans les grands ensembles anthropologiques et sociaux préconstitués. De fait, elle rapproche cet «Orphée noir» de Zyriab, célèbre musicien qui a introduit les chants grégoriens dans la musique andalouse. Dans un beau plaidoyer, Neila Saadi se demandait justement ce qu’est devenu «le Maghreb africain des arts et des cultures». Exprimant le «ressenti émotionnel et intellectuel» que lui a suggéré cette manifestation, Edouard Glissant a évoqué à la clôture des travaux la nécessité de changer la fonction des sciences sociales face à la complexité du monde actuel. «Nous devons avoir une mission prophétique du passé et non pas seulement une vision statistique et passer de la recherche mécanisée à une recherche hasardeuse, ne contredit pas au sérieux de nos activités, mais nous donne une prescience dans le monde actuel qui est imprévisible», a-t-il ainsi affirmé. Cette vision divinatoire ouvre en effet sur «des comparaisons, des rapports et des parallèles entre données culturelles qui nécessitent que nous dépassions les conditions de mesure et d’équarrissage du temps et de l’espace. Sinon, nous laisserions passer beaucoup de réalités. Une formule pourrait orienter la nature de nos débats : Je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre ni me dénaturer ou encore : Agis dans ton lieu pense avec le monde», conclut ainsi Glissant. Clôturant les travaux, Abdelhamid Larguèche a relevé l’importance de la présence d’Edouard Glissant dans cet engagement essentiel à renouveler la vision des sciences sociales et à relire l’histoire pour délivrer des mémoires empêchées. Enfin, la rencontre a été couronnée par la «Déclaration de Tozeur», cosignée par Edouard Glissant, et les historiens Salah Trabelsi et Abdelhamid Larguéche, qui appelle à «condamner cet épisode dramatique de notre histoire», à «rendre présente cette trace reconnue et acceptée dans notre mémoire, dans nos livres d’histoire et dans la conscience de notre jeunesse» et à «construire notre identité en revenant aux sources de notre diversité inscrite aussi dans les souffrances de l’homme noir».
3 commentaires:
Excellent compte-rendu du colloque. Merci.
Merci pour ton message Alaaqui me fait découvrir ton blog. J'aime tes textes! Si je devine bien, t'es aussi en littérature francophone! Je vais inclure dans ma biblio ton papier sur "Énoncé de l’errance et errance de l’énonciation dans Harrouda de Tahar Ben Jelloun". Je travaille sur Edouard Glissant...
Merci
Nadia
Tout le plaisir et pour moi.
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