Le magazine Time a nommé le "manifestant" personnalité de l'année 2011,
en hommage aux indignés du printemps arabe, d’Europe et de Wall Street. Cela
aurait été véritablement une belle trouvaille, si l’accoutrement du jeune
« manifestant » avait été un keffieh palestinien. Plus qu’un emblème
de l’identité confisquée, ce foulard, transformé d’ailleurs en accessoire de
mode, est devenu un fétiche de la résistance, voire « un fétiche
anti-récupérateur », comme dirait Castoriadis, qui scelle le destin d’une
jeunesse mondiale en mal d’être. L’une des images marquantes du 14 janvier ne
fut-elle pas celle d’un jeune brandissant un ordinateur couvert d’un keffieh,
présenté comme l’arme de guerre contre la dictature et son intangible
« Ammar 404 » !
En
réinventant ses slogans et ses emblèmes, la révolution tunisienne a rappelé à
certains, d’autres révolutions, comme celle de Mai 68 en France ou celle des
Œillets au Portugal. Avec la première, le point commun, c’est cette jeunesse
désabusée qui voulait, elle aussi, "prendre ses désirs pour des
réalités » en ralliant les bases régionales et ouvrières qui ont submergé
la direction paternaliste du syndicat. Pourtant, sous les pavés du 14 janvier,
point de plage, mais un désert parsemé de relents tribaux, partisans et
belliqueux. Avec la seconde, c’est l’image des fleurs déposées sur les chars
militaires, qui anticipe et dégomme l’évidence d’un coup d’état militaire. Et
face à la méthode douce des geeks tunisiens, s’est imposée une grande violence
dont l’idéalisme révolutionnaire ne pouvait se délester. Celle du jeune Bouazizi,
et tous ceux qui suivirent son geste, qui s’immola sur l’autel de
l’indifférence, celle des familles des victimes, tombées en martyrs sous les
viseurs experts de snipers encore inconnus, ou celle encore des persécuteurs et
des persécutés de la dictature déchue. Car malgré Facebook et Twitter,
l’histoire continue à nous enseigner que toute révolution a sa part de
« terreur sacrée », et cela, Dostoïevski le savait.
Et malgré l'éloquence de Maître Abdennaceur Laouini, l’unité
combative du départ a finit par se fragmenter, car les exigences des pauvres et
des chômeurs, issus des quartiers et des régions, étaient tangibles et
précises, alors que les objectifs des jeunes citadins étaient contradictoires,
et souvent plus idéalistes que réalistes. Slim Amamou, le « ministre
gazouilleur » et l’une des icônes de cette jeunesse cultivée, ne
proposait-il pas, outre la libération d’internet, de dépénaliser la consommation
des drogues douces ! Certes, cette révolution a avancé
très vite afin de vaincre la peur et de la faire changer de camp. Mais faute de s’imposer sur le plan politique, les jeunes ont
découvert les méandres de leur culture hantée par des frustrations anciennes,
remises à l’ordre du jour sous couvert d’une révolution spirituelle qui se mit
en scène à coup de parades et de milices, signant le retour des fétiches
politiques et des délires surréalistes. Du tabou à l’obsession collective, il
n’y avait qu’un pas à faire dans une société ou le conservatisme apparaît comme
le seul rempart possible contre l’oppression identitaire qui est devenue le
symbole de l’oppression politique et culturelle. Même si l’indignation mondiale
nous apprend que l’identité à venir est le combat de l’homme contre l’affreuse
machine capitaliste.
Pour l’heure, les figures et les icônes de la révolution et de la contre-révolution se suivent et ne se ressemblent pas. De Psycho-M à Ben Souguir, de la Femme Inconnue de l’UGTT au jeune brandissant une cage vide auréolée du drapeau national, en passant par Jalel Brick et le Fou à la baguette, il y aura toujours un pan d’indignation à investir, même si « le 14 janvier était un très beau jour pour mourir ». Dixit Bent Trad.
(Texte publié dans Akademia n°1)
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