dimanche 19 avril 2009

Strangers in the Jazz

Il y a toujours dans chaque édition de Jazz à Carthage une soirée à part qui nous marque par son sceau indélébile. Ce fut le cas avec Johnny Griffin en 2005, Roy Hargrove en 2006, Abdullah Ibrahim en 2007, William Parker en 2008 et cette année avec Brad Mehldau et Charles Lloyd. Encore deux « strangers in the jazz » réunis pour une soirée intense qui aurait été exceptionnelle, si ce n’est le petit désagrément causé par l’incompréhensible réserve de Mehldau refusant d’honorer le bis des spectateurs qui l’ont réclamé pendant longtemps avec leurs applaudissements. Sans doute qu’en se produisant en première partie de Lloyd avec lequel il a collaboré, notamment sur l’album « The Water is Wide », Mehldau a-t-il choisi la retenue pour ne pas voler la vedette au maître qui désertera, lui, la rituelle conférence de presse de l’after-show. Mais le jazz a des fibres que la raison ignore qui conditionnent la sensibilité de ces artistes à fleur de peau pour qui la reconnaissance exclusive est un baume sur leurs fêlures d’écorchés.
Mehldau le romantique
Reste que le jeune et talentueux Mehldau a conquis le public tombé sous le charme de son jeu singulier enveloppant le piano d’un lyrisme inédit qui marie le rock, le classique et le jazz. Naturellement, puisque cet américain trentenaire qu’on prendrait pour un top-model est un enfant du rock et du classique qui s’est mis au jazz en se faisant remarquer avec sa reprise de la chanson de Radiohead "Exit music (for a film)". Affichant ses connivences avec Schumann et Led Zeppelin, Cole Porter et Nirvana, Monk et Lennon, Mehldau cultive ses propres emblèmes et ne craint pas de se frayer une notoriété hors des normes habituelles parmi un public d’amateurs qu’il initie à un jazz nouveau, sans barrières entre les genres et entre les musiques. Et quand il se penche sur le piano, cela ressemble à une séance de recueillement, à la manière d’un Bill Evans auquel il est souvent comparé. Il joue surtout comme il réfléchit, muni d’une anthologie qu’il a coulé dans sa série d’albums intitulée The Art Of The Trio. Mais ce passionné de poésie et de philosophie, a écrit aussi un ensemble de textes théoriques et académiques où il affirme que la musique est progrès et qu’il faut réinventer l’art du jazz en le décloisonnant. C’est dire que l’artiste manie avec brio autant la pensée que la composition et l'interprétation. Et sa technique modelée par le classique et inspiré par le rock et la pop imprègne le piano d’un toucher unique qui allie maîtrise et feeling, deux qualités essentielles à l’art du soliste qui a joué ce soir là des extraits de son album « Elegiac Cycle ». On rappellera aussi que Mehldau a contribué à la bande originale des films « Midnight in The Garden of Good and Evil » » de Clint Eastwood et « Eyes Wide Shut » de Stanley Kubrick. Pas besoin donc de faire oublier qu’il a été le "sideman" de Charles Lloyd ou de Joshua Redman qui l’a fait connaître au sein de son quartet en 1993. En 2008, le Brad Mehldau Trio était nominé au Grammy comme meilleur album instrumental de jazz, rejoignant ainsi les Chick Corea & Gary Burton, Pat Metheny et Dave Carpenter. Ce jazz essentiel est à découvrir absolument…
La voix majeure de Lloyd
Cette incessante quête de nouveaux standards est également au cœur de la musique de Charles Lloyd, ce grand défricheur de l’harmonie né à Memphis, berceau du blues et capitale de la « soul music ». Saxophoniste de génie, comparé à juste titre à John Coltrane, Lloyd est aussi un détecteur de talents dont les pianistes Petrucciani, Jarrett, Mehldau et la remarquable Geri Allen qui laissent tous des empreintes sur les albums multiples et innombrables du maître prolifique. Mais dans son New Quartet, c’est Jason Moran, ce texan appelé le « Thelonious de l'ère rap » qui trône à ses côtés au piano avec le contrebassiste Reuben Rogers et le batteur Eric Harland. Ces trois jeunes talents au jeu époustouflant répondent aux ardeurs de Lloyd par des écarts qui font monter d’un cran l’ambiance envoûtante de la musique. Distillés à fortes doses, entre les frémissements de l’improvisation et les incantations de Charles Lloyd, les morceaux respirent l’essence même du jazz, libérant les solistes qui atteignent la plus haute ambition musicale jamais entendue. Fils de gourous indiens, cet ancien hippie de Woodstock inocule ses paysages orientaux au Jazz et l’agrandit par ses rêveries spirituelles et des explorations modales qui donnent sur de savoureux vibratos au saxophone et sur des enroulements voluptueux que Lloyd sait tirer de ses divers instruments à vent dont l’un est à n’en pas douter une « zoukra ». Riche d’une longue expérience remplie par des fréquentations essentielles comme celles de Cannonball Adderley, Miles Davis, B. B. King, Billy Higgins, Gabor Szabo, Dave Holland, l’artiste continue à occuper le devant de la scène jazz depuis plus de quarante ans grâce à une expression intense et personnelle, un talent d’improvisateur unique et une présence scénique remarquable qui n’ont pas fini de bouleverser son public. Et ses titres emblématiques en disent long sur l’univers de cette icône inaccessible
: « La Colline De Monk », « Being And Becoming », « Black Butterfly », « Cape To Cairo Suite (Hommage To Mandela) », « Civilization », « Dancing On One Foot », «Dancing Waters, Big Sur To Bahia (For Gilberto and Caetano) », « Darkness On The Delta Suite », « Dervish On The Glory », « Figure In Blue », “Hafez, Shattered Heart”… Mon ami Malek Lakhoua, batteur et leader du Blue Note Project, serait bien d’accord avec moi pour dire que si le jazz n’existait, il aurait fallu l’inventer…
(Photo: Charles Lloyd, Jason Moran, Reuben Rogers et Eric Harland)

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