vendredi 16 mai 2025

Gaza, ultime colonie pénitentiaire ? *

    Face à la dernière lutte anticoloniale majeure, l’Occident impérialiste reprend du poil de la Bête. De ses prétentions universalistes, il ne reste aucune Lumière. Et Gaza est livrée à des pyromanes en proie à une vengeance à la Samson.

‘Résistance de la Pastèque’ de l’artiste jordanienne Sarah Hatayet.

Nous disons barbarie, mur, pogrom, famine, charnier, police de la pensée, et voilà les spectres revenus. Nous nous tenons au bord de l’abime où l’Histoire bégaie et le langage est aphasique.

L’anéantissement d’un « peuple aux mains nues » se poursuit, vertigineusement, sous nos yeux exorbités par la terreur jouissive que selfisent, impunément, les soldats israéliens. Des dizaines de milliers de palestiniens sont emprisonnés, torturés, affamés, tués, mutilés, démembrés, déplacés. Les 15.000 enfants morts, en sept mois, sont considérés eux aussi comme des « dommages collatéraux ».

ll n’y avait pas de selfie à l’époque où cet ami m’écrivait, après sa visite à Bagdad, au lendemain de la première guerre du Golfe : « De voir ce paysage de ruines et de désolation, la lumière de mes yeux ne sera plus jamais la même. »

Une guerre plus tard, il a fallu qu’un Assange révèle les crimes américains commis en Irak au nom du "camp du bien", de la même manière que son Wikileaks a mis à nu la corruption du clan du dictateur tunisien Ben Ali et l’adhésion intéressée de l’Occident à leurs dérives. Ce journaliste courageux est détenu, depuis 2019, dans une prison de haute sécurité britannique et risque 175 ans de prison s’il est extradé vers les États-Unis, pays de toutes les libertés. Aujourd'hui, les chiens de la discorde ont supplanté les chiens de garde.

Un Vernichtungsbefehl oublié

Parfois, un seul homme suffit pour guérir les mémoires blessées. Tel ce jeune juge, Thomas O’Reilly, que la Grande-Bretagne chargea de rédiger un rapport sur le programme d'extermination de l’Empire allemand en Namibie, en 1904, qui entraina la mort de 80 % des Hereros et des Namas.

C’était l’époque où l’Allemagne, «  seul peuple civilisé sans colonie », réclamait « une place au soleil ».

Élise Fontenaille-N’Diaye a enquêté sur ce « Vernichtungsbefehl oublié » (Ordre d'annihilation) dans son « Blue Book », détaillant « les abominations perpétrées » dans ce pays africain où « Eugen Fischer, le penseur de la haine raciale, l’inspirateur d’Hitler, le mentor de Mengele, a fait ses premières armes».

L’autrice raconte également l’étrange destin de ce rapport dont tous les exemplaires ont été détruits, à la demande de l’Allemagne qui menaça de publier son White Book – compte rendu détaillé de toutes les atrocités commises par les Alliés dans leurs colonies.

«Alors on en détruisit, sauf un, qu’on a longtemps cru perdu à jamais, volé, disparu. C’est cet exemplaire que j’ai trouvé une nuit, à 3 heures du matin, en ligne, dans une bibliothèque universitaire de Pretoria », écrit-elle. Comme quoi, à n'importe quel temps, une trace peut surgir et triompher de l’effacement totalitaire du crime.

Et voilà que dans le « canton de Dieu, dans les recoins du sacré »1, les opprimés eux mêmes, des Palestiniens en instance de mort imminente, documentent, en images et en direct, leur propre extinction.  

Pour la première fois, le monde entier est « le témoin jusqu’au bout » de ce qui se passe dans ce territoire disloqué à coups de dépossessions, et réduit en camps de réfugiés et de prisonniers. A eux seuls, les noms des bouts de pays qui restent témoignent de « la multitude de villages et de villes rayés du paysage » : bande de Gaza, camp de Jénine, Cisjordanie occupée ...

« Au fait, j’espère que je ne dérange personne quand j’évoque cette histoire de soldats ou de barrages, ou si je dis que nous vivons sous occupation », ironise Adania Shibli dans « Un détail mineur », ce roman où elle enquête sur une jeune palestinienne violée, puis tuée par des soldats israéliens en août 1949.

Ce qui reste de la Palestine est livré par le monde « civilisé » à des pyromanes en proie à une vengeance à la Samson. Dans Hors-Série, le cinéaste et écrivain israélien Eyal Sivan confiait à Tarik Bouafia : « On a été élevé avec l’idée que Samson est un héros parce qu’il s‘est suicidé en emmenant avec lui les Philistins dans sa mort. Et comment s‘appelle le programme nucléaire israélien ? Samson. C’est terrifiant ! »

Dans le jargon de l’ONU, ce que subissent les Palestiniens aujourd’hui -parce qu’avant c’était juste un apartheid et des expropriations massives - s’appelle «crime de guerre » et «crime contre l’humanité ». Le «crime des crimes » dit Francesca Albanese, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés.

L’experte de l'ONU relève, dans son rapport "Anatomie d'un génocide", que les Israéliens ont recouru à un « camouflage humanitaire pour légitimer la violence génocidaire », notamment en créant des "zones de sécurité" pour y pousser et exterminer les Palestiniens.

Sur le génocide, désormais, les faits sont incontestables et les preuves innombrables. Mais on continue à voir les Palestiniens comme des éternels réfugiés à qui il suffirait d’apporter de l’aide humanitaire pour résoudre une «crise humanitaire ».

 Rony Brauman, ancien directeur de Médecins sans frontières, affirme que « l’usage de l’expression “crise humanitaire” est une façon de ne pas nommer la réalité : en l’occurrence, une population affaiblie par un blocus et bombardée par une armée surpuissante. La première fois que je l’ai entendue, dit-il, c’était en juin 1994 lors du vote aux Nations unies sur le déploiement de l’opération Turquoise, à la suite de la guerre et du génocide tutsi au Rwanda. Alors que la qualification de génocide était déjà évidente et acceptée, les États-Unis ont fait pression pour que la résolution s’y réfère en tant que « crise humanitaire ». Ce vocable a eu, dès ses débuts, une fonction de dissimulation. »

Étonnamment, il y a quelques semaines, le président Macron déclarait que la France et ses alliés "auraient pu arrêter" le génocide rwandais. L'histoire bégaie. Dans une éternité, un autre Chef fera peut-être son mea culpa sur la Palestine.

Le camp du bien vs le camp des barbares

Mais l’Occident reste le « camp du bien », même quand les États-Unis abusent de leur droit de veto à l’ONU et manipulent les institutions onusiennes, par la force et la menace s‘il le faut. Tout récemment, pendant que les gouvernements occidentaux continuent d’expédier davantage d’armes à Israël, des sénateurs républicains ont envoyé une lettre de menace au procureur de la Cour Pénale Internationale au sujet d’éventuels mandats d’arrêt israéliens.

Agnès Callamard, Secrétaire générale d'Amnesty International déclarait à Democracy Now!, que « le système international est en train de s'effondrer » et que « les crimes de guerre flagrants commis par Israël à Gaza font partie d'une tendance des pays puissants à bafouer le droit international ».

Sauf que, plus qu’une tendance, les signes ne trompent pas et augurent d’un point de non-retour éthique. Concrètement, ces « pays puissants » veulent gommer la Déclaration universelle des droits de l’Homme et saper les conventions et les Protocoles de Genève, forgés de l’horreur et du sang de la guerre.

Ce qui constitue une régression dangereuse vers l’utopie impérialiste du « Traité de Versailles » instituant le prédécesseur de l’ONU, cette « Société des Nations » dont la tâche consistait à préserver la paix en Europe, après la fin de la Première Guerre mondiale. Et cette utopie-là était, bien évidemment, réservée au « monde civilisé » et non aux « barbares ».

Comme le rappelle encore Rony Brauman, l’utopie du XIXe siècle qui a conduit aux premières conventions internationales humanitaires consistait à tenter de « civiliser la guerre ». Or, les conventions humanitaires s’adressaient aux pays dits civilisés, aux nations que l’on considérait comme capables de comprendre les enjeux éthiques d’une telle régulation, et non aux « peuplades barbares ». Par exemple, la première convention de Genève a interdit, en 1868, des balles explosives jugées excessivement cruelles. Cette mesure fut adoptée, sauf pour la chasse aux grands fauves et les guerres coloniales ! »

Déjà que le droit de résister à l’occupation entériné par le Protocole I, est dénié au Palestiniens, sans compter les Résolutions bloquées du Conseil de sécurité de l'ONU concernant les Territoires occupés illégalement par Israël.

L'article 1 (4) du Protocole I stipule que « les conflits armés dans lesquels les peuples luttent contre la domination coloniale et l'occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l'exercice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" doivent être considérés comme des conflits armés internationaux.

Pendant ce temps, un autre massacre a lieu dans les coulisses de l’universel, celui des migrants, ces autres « réfugiés sans refuge » confrontés à «l’impérialisme frontalier » sponsorisée par l'Europe ; dont les frontières s’étendent  comme une pieuvre jusqu'en Afrique. Cela s’appelle « externalisation des frontières ».

Conséquence : L’universel en prend un autre coup avec « le grand retournement du droit d’asile ». En effet, la nouvelle politique migratoire européenne démontre que l'esprit de la Convention de Genève de 1951 – conçue exclusivement pour les réfugiés de guerre européens – a supplanté le Protocole additionnel de 1967 dans les capitales de l'UE.

De plus, en mettant la pression sur des pays dits "tiers", cette politique irresponsable mène irrémédiablement au désastre, comme en Tunisie où la violence de l’inhospitalité contre les Subsahariens a atteint des proportions inquiétantes, aiguillonnée par les multiples visites de Giorgia Meloni, Première ministre italienne, qui fait de la question migratoire son cheval de bataille pour les prochaines élections européennes. Et depuis quelques jours, des militants de la société civile ont été interpellés et leurs locaux fouillés par la police.

A croire que les élites politiques du Nord soient affligées par cette contagieuse «maladie blanche » qui les plonge dans de blanches ténèbres, comme les personnages de José Saramago dans « l’Aveuglement ». «Aveuglément» était l’adverbe favori des défenseurs du Troisième Reich, note Victor Klemperer, dans son « LTI, la langue du Troisième Reich ».

Jusqu’à quel point la cruauté du plus fort devient-elle « émotionnellement inacceptable » pour que l’histoire s’en offusque ? Car « l’Histoire se dit aussi par l’émotion, qu’il faut considérer comme un «document» », dit Georges Didi-Huberman. Les « faits d’affects» de l’Histoire, Svetlana Alexievitch les nomme « documents-sentiments » renvoyant à l’expérience des femmes russes enrôlées dans les combats de la Seconde Guerre mondiale. En attendant que l'Histoire de la détresse des peuples soumis et des classes subalternes s'écrive.

Dans ce cadre, on pourrait s’interroger avec Hannah Arendt sur les affects qui habitent les régimes politiques et répondre qu’aujourd’hui, c’est l'inimitié et le "brutalisme"2. De sorte que les passions qui traversent les sociétés procèdent de la terreur.

« La cruauté c’est de considérer qu’il y a en face un humain, dit Eyal Sivan, et qu’on lui fait mal. Or là, c’est la disparition totale de l’empathie et de la compassion».

« La voie de la compassion est barrée »3, écrivait déjà Edward Saïd en analysant le point de vue d’Albert Camus sur l’Algérie française. Car « le colon incarne le refus paralysant de renoncer à un système structurellement injuste ».

Entre génocidaires, on se comprend!

En l’occurrence, la formule sacrée « le droit d’Israël à se défendre » est l’équivalent de la « pacification », cette politique de génocide et d’expropriation massive pratiquée en Algérie par l’armée française ; et dont des généraux comme Bugeaud et Changarnier abusaient en se justifiant des Écritures et de ce que «les Arabes ne comprennent que la force brutale ».

A considérer l’échelle des « atrocités », la colonisation de l’Algérie est aussi un crime de guerre et un crime contre l’humanité, toujours pas reconnus. Dans « La tristesse est un mur entre deux jardins », l’autrice algérienne Wassyla Tamzali posait l’urgence d’« une rupture décisive entérinée par une déclaration solennelle », équivalente au préambule de « La Déclaration universelle des droits de l'homme », dans le but de « rétablir l’ordre du monde enfreint par la colonisation».

Cette rupture n’a pas eu lieu parce que « la décolonisation implique de toute évidence une véritable rupture de la vie politique avec l’imaginaire religieux » et de ce que Marie-José Mondzain désigne par « démonologie raciale »4. Parce que la suprématie blanche a érigé le désastre en nécessité lui permettant de durer.

La France commémore, ce 10 mai, l’abolition de l’esclavage, un crime de l’humanité contre l’humanité. Mais la République des droits de l’Homme est à ce jour dénaturée par « le racisme (qui) en constitue la sève inaltérable, le poison de la haine inoculé dans l’organisme charnel de l’imaginaire collectif sous le signe de la nature et du salut », comme le formule explicitement Mondzain.

Manifestement, le malaise palestinien est un moment spectral précisément parce que les fantômes sont revenus. Et les fantômes sont des passeurs de justice, d’une justice à venir, « qu’ils soient victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres, des exterminations nationalistes, racistes, colonialistes, sexistes ou autres, des oppressions de l’impérialisme capitaliste ou de toutes les formes du totalitarisme »5.

Au cœur de cette revenance, la plainte historique pour génocide portée par l’Afrique du Sud contre Israël, devant la Cour Internationale de Justice. C’est véritablement une «vision prophétique du passé » qui  interroge ce que nous dit déjà l’histoire et ce que nous cache encore l’histoire. L’Israël d’aujourd’hui étant l’Afrique du Sud d’hier, cela dit qu’une lutte de libération contre un régime d’apartheid, aussi long et cruel soit-il, peut aboutir.

Un autre spectre hante l’Europe – le spectre du fascisme. Et comme on le sait, le fascisme est contagieux car il corrompt les régimes de relations entre les humains par la peur, les mensonges et autres opérations sournoises.

A qui profitent donc ces guerres autour de l’universalisme, du traumatisme exclusif et de l’obsession de la « blanchitude », si ce n’est à refaire de l’universalisme un moyen de domination ! En transformant le mal profond en guerre civilisatrice contre des barbares, les Israéliens et leurs alliés rabâchent une vieille recette coloniale qui ne fait qu’accentuer la farce de l’universel. Oui, car il y a récidive et le nouveau baromètre universaliste européen n’en est que le prélude. Toujours dan Hors-Série, Eyal Sivan analyse la dérive de la situation politique actuelle.

« Il n’y a jamais eu cette amitié avec les Juifs. Et maintenant, les Européens disent, nous Européens sommes à égalité avec Israël. Il n’y a plus de culpabilité, on est kif-kif. Entre peuples génocidaires, on se comprend… Herzl disait : Quand nous serons là-bas, ils verront que nous sommes des Allemands, que nous avons toujours été des Allemands. Nous sommes des Blancs ! C’est le blanchissement européen. Un État juif démocratique, c’est comme un État démocratique pour les Blancs.  ».

C’est pourquoi le « philosémitisme » pro-israélien de l’Occident se conjugue bien avec l’islamophobie. Et Sivan de s’émouvoir : « on a cachérisé l’extrême droite islamophobe et raciste et on est arrivé, aujourd’hui, à une situation en France et en Europe où il y a un baromètre de non-racisme. Si on n’est pas homophobe et antisémite, on n’est pas raciste. On peut très bien être islamophobe, en revanche. »

Il faut lire, à ce propos, l’essai percutant, «La Shoah après Gaza », du journaliste indien Pankaj Mishra. Il y évoque notamment la position antisioniste de Primo Levi et la « brutalité intellectuelle » d’un article l’accusant d’antisémitisme, qui a contribué « de son propre aveu », à éteindre sa « volonté de vivre ».

« La puissante politique identitaire d’une minorité américaine n’a pas échappé à Primo Levi, lors de sa seule visite dans le pays en 1985, deux ans avant de se suicider. Il avait été profondément perturbé par la culture de consommation ostentatoire de l’Holocauste autour de Wiesel (qui prétendait avoir été le grand ami de Levi à Auschwitz ; Levi ne se souvenait pas l’avoir jamais rencontré) et était intrigué par l’obsession voyeuriste de ses hôtes américains pour sa judéité», écrit Mishra.

Tout aussi intéressante, son évocation des raisons « du sionisme révérencieux de sa famille de nationalistes hindous de caste supérieure en Inde ». Le journaliste explique ainsi : « Le sionisme et le nationalisme hindou sont tous deux nés à la fin du XIXe siècle d’une expérience d’humiliation ; nombre de leurs idéologues aspiraient à surmonter ce qu’ils percevaient comme un manque honteux de virilité chez les juifs et les hindous. »

De l’humiliation comme racine de la violence induite par les « politiques de la virilité »6. Voilà qui pourrait nous aider à subvertir nos paradigmes et de comprendre pourquoi les nouvelles formes de gouvernance ont été déserté par la compassion qui est "source d’apaisement", et sont régies par la "violence expiatoire" . Le genre y est certainement pour quelque chose. Mais ça, c’est une autre histoire.

Israël, une hétérotopie éternitaire

 En 1947, la judéité n’était pas encore assignée à une «irréductible spécificité », lorsque la commission spéciale de l’ONU sur la Palestine résumait sa position dans ces termes : « Aux États-Unis, l’opposition au sionisme est exprimée par l’American Council for Judaism, qui s’oppose aux propositions d’établissement d’un État juif. De son point de vue, de telles propositions sont une menace pour la paix et la sécurité de la Palestine et de sa périphérie, elles sont nuisibles aux Juifs en Palestine et dans le monde entier, et sont antidémocratiques. »7

L’American Council for Judaism et une organisation juive antisioniste créée dans les années 1940, qui se prononçait pour un État unitaire démocratique et laïque en Palestine, où Arabes et Juifs seraient égaux en droits.

On connait la suite. Création d’un État neuf, en 1948, en Palestine. La philosophe Seloua Luste-boulbina décrit « la seule démocratie du Moyen-Orient » comme « un contre-espace »,  « une utopie localisée » une « hétérotopie éternitaire » : arrêter le temps, le laisse se déposer à l’infini dans un certain espace privilégié »8.

Alors que de l’autre côté, montaient les nationalismes arabes, Hannah Arendt s'inquiétait : « On peut sérieusement redouter que, les choses étant ce qu’elles sont, il ne reste d’autre solution aux nationalistes cohérents que de devenir racistes. »

Dans « Je vous écris d’une autre rive »9, Sophie Bessis qui se présente comme une « juivarabe », engage un passionnant dialogue avec Arendt, qu’elle interpelle d’emblée sur « le sentiment de supériorité qui est la marque de son européanité », au temps de l’Europe impérialiste.

« Cet apanage davantage peut être que le mythe du retour, leur (ces Juifs européens civilisés) donnait le droit d’occuper. Herzl affirmait qu’un Etat juif « formerait […] un avant-poste de la civilisation opposé à la barbarie […] On est en droit de vous demander, alors pourquoi l’installation en Palestine ? Pourquoi ce « retour » sur une terre non européenne qui, si l’on suit votre argument, n’a pas de raison d’être la patrie d’un peuple européen ? », lui demande l’historienne tunisienne.

Et qu’en est-il donc des Juifs d’Orient, dont Arendt n’a jamais entendu parler ?

Ceux-là, ils « furent désinfectés, passés au DDT […] à leur arrivée sur cette terre que les Juifs européens, les Ashkénazes comme on les appelle, gouvernaient sans partage », lui apprend-elle […] Ces Yéménites, ces Tunisiens, ces Marocains étaient une masse inculte puisqu’elle était orientale, qu’il convenait de civiliser après l’avoir nettoyée […] On les envoya dans « les villes de développement », aux frontières qu’il fallait peupler de juifs pour rendre l’occupation irréversible […] Les juifarabes se mirent à détester ceux qui les méprisaient, ces Européens socialistes drapés leur condescendance, et se tournèrent vers ce qu’il y avait de pire, les partis chauvins partisans de la guerre et de l’expansion […] C’est grâce à leur vote que Begin, que vous traitiez déjà de fasciste, en décembre 1948, après le massacre de Deir Yassine perpétré par ses nervis, remporta les élections. Avant leur migration, ces Israéliens de seconde zone ne connaissaient comme « autre » que les Arabes. Poussés plus ou moins brutalement par ces derniers à quitter leur terre natale, beaucoup d’entre eux devinrent anti-arabes […] Mais la haine est souvent le résultat d’un amour contrarié. Et beaucoup de ces juifs ont conservé en eux leur part d’arabité. »

Voilà posé en un paragraphe, l’histoire des « affects » qui ont présidé au peuplement de la Palestine et au «tragique dévoiement d’un nationalisme juif fondé sur une prémisse fausse légitimée par le crime des autres ».

Quant au Falashas, victimes d’une forme d’apartheid en raison de la couleur de leur peau, beaucoup d’Israéliens ont du mal à croire qu’il existe des juifs à peau foncée venus d’Afrique.

 « Et si notre folie venait de ce que avons définitivement mal à l’Autre ? », se demande Sophie Bessis. « Nous ne voulons pas voir que sa proximité est indispensable quelle que soit la forme qu’il prend. Nous désirons le réduire à l’inexistence, vivre nos vies sans lui. Le capital cherche à l’anéantir en le soumettant à sa loi, celle du même, de l’homogène. Les guerres servent à l’expulser de ce que nous croyons être nos territoires.»

Un peuple qui ne veut pas mourir!

C’est de ce déni de « l’autre » que sont coupables les Israéliens. "Le mur raciste d’annexion et de séparation qui tient lieu de barrière de sécurité est une illusion", "cette paix qui est une forme de construction de l’innocence", assure Eyal Sivan, qui qualifie le déni obstinée d’Israël face au malheur des Palestiniens de « pique-nique sur un volcan », d'où le choc et "la fureur brutale" qui a suivi le 7 octobre.

Et la souffrance des Palestiniens s’entend comme un « bruit blanc » qui chuinte de l’autre côté du mur. Le « bruit blanc » est la bande-son de tout système tortionnaire. Comme dans « La zone d’intérêt », le film saisissant de Jonathan Glazer, où « le bruit blanc du génocide devient l'ambiance de la vie » des Höss, dont la résidence jouxte le camp de concentration d'Auschwitz. « Ce n’est pas une leçon d’histoire, c’est un avertissement », a dit le réalisateur britannique à propos de son film.

 « L’Holocauste a-t-il été une rupture unique dans l’histoire européenne, ou un retour aux sources des génocides coloniaux antérieurs, accompagné d’un retour des techniques, des logiques et des fausses théories raciales qu’ils ont développées et déployées ? », s‘interroge Naomi Klein, dans un article intitulé « La Zone d’Intérêt porte sur le danger d’ignorer les atrocités – y compris à Gaza».

Or, la question parait plus complexe, quand on sait qu’Israël et la Shoah se placent « en dehors de l’histoire moderne de l’expansionnisme raciste », comme le relève si justement Pankaj Mishra.

Il semble effectivement difficile de soustraire le traumatisme juif à la «philosophie du désastre avantageux »10 et d’universaliser aussi bien l’Holocauste que la Nakba, afin que l’empathie redevienne « le signe tangible de notre appartenance à une commune humanité. »

Pour cela, il faut avoir le courage de Jonathan Glazer, déclarant à la réception de son Oscar: « Nous réfutons que notre judéité et que l'Holocauste soient détournés », ou des jeunes militants de Jewish Voice for Peace, avec leur slogan « plus jamais ça pour personne ».

Le couple Israël-Palestine, c’est le pot de fer et le pot de terre, la catastrophe « irreprésentable » et la catastrophe « banalisée », inconciliables et pourtant les deux faces d’une même réalité douloureuse.

Gilbert Achcar note : « Peu de gens savent – et encore moins de gens le soulignent – que le terme arabe nakba, qui a acquis droit de cité dans les langues occidentales depuis quelques années, est un des équivalents possibles de Shoah en langue arabe, l’autre étant kâritha aujourd’hui utilisé pour traduire Shoah en arabe de manière distincte de la traduction de Holocauste, mahraqa. Nakba signifie, en effet, “catastrophe douloureuse”. »

De quoi sont coupable les Palestiniens ? Surement d’être les éternels présents-absents d’« un peuple qui ne veut pas mourir »11. Ils sont les condamnés de « La colonie pénitentiaire » et les Negros de « l’Amérique », scènes parfaites de la déshumanisation du monde et des asservissements imposés par l’impérialisme capitaliste, dont Kafka a décrit l’effrayante machinerie.

« Le condamné est coupable de s‘être révolté contre son maitre. Si la faute est toujours sûre, c’est que l’insoumission est inévitable. En ce sens, il ne saurait y avoir davantage d’innocents que de coupables quand il n’y a plus que de rapport de domination. L’injustice fait loi, la condamnation est la règle », dit Marie-José Mondzain.

Le pot de bois et le dôme de fer

L’officier kafkaïen fou amoureux de sa machine tortionnaire impeccable ressemble étrangement au commandant Höss de « La zone d’intérêt » qui, dans cette scène terrible, présente à de hauts-gradés du Reich, ses plans d’extinction massive en vue de la construction d’un crématoire plus rapide. Le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant pourrait se joindre à eux, et on imagine son émotion morbide en lançant les systèmes Gospel et Lavender pour produire une usine d'assassinats de masse pilotée par l'intelligence artificielle.

Et ce que nous voyons bien clairement, c’est la pérennité de la machinerie impériale destructrice. Une machine qui avilit, qui élimine à tout-va et qui inscrit la loi du plus fort et du plus blanc sur le corps des peuples démunis, constamment appelés à se mobiliser contre un oppresseur plus féroce et plus moderne. L’implacable ingéniosité de la technologie peut aller loin dans la perversité comme ces drones israéliens émettant des enregistrements d’enfants en pleurs pour attirer les Palestiniens et leur tirer dessus.

Cette machine blanche procède d’une puissance à la fois rhétorique et technologique. Aux industries de la mort physique s‘adjoignent les industries de la communication et de la manipulation: langage de déshumanisation, mensonge médiatique, pénalisation de la solidarité, avilissement du politique.

Et c’est toujours pour justifier les mur, les ghetto, les frontières et des technologies funestes permettant à «la grande machine capitaliste mondialisée de poursuivre sa colonisation planétaire pour faire fonctionner l’appareil rationalisé de ses profits ».

Exemple, le marché florissant de la sécurité des frontières anti-migrants. Et il n’est pas étonnant d'apprendre qu’Israël, à travers la société Elbit, a construit la barrière entre les États-Unis et le Mexique. "Elbit, qui est l’un des plus grands fabricants mondiaux de produits électroniques appliqués au domaine de la défense et le plus important fabricant d’armes en Israël, est également titulaire d’un contrat de détection électronique le long du mur illégal de l’apartheid en Palestine »12.

En mémoire d’Aaron Bushnell et Rachel Corrie

Dans « L'espèce humaine », Robert Antelme, un survivant des camps de concentration, invoque « la conscience irréductible » qui a refait l’unité de l’homme, après la terreur et l'oppression. Cette conscience irréductible habite aujourd’hui une jeunesse mondiale qui ne veut pas se taire et qui donne des raisons d’espérer. Ces jeunes américains qui découvrent l’histoire de l’apartheid palestinien et en parlent sur tik-tok. Ces étudiants harcelés par la police qui refusent de lever leurs sit-in solidaires dans les campus universitaires, ces chercheurs suspendus par leur université, mais qui se battent.

Ironie de l’histoire, l’Université de Columbia a interdit deux groupes pro-palestiniens en citant Edward Saïd, accusé de son vivant d’exagérer dans ses écrits sur l’orientalisme et l’impérialisme.

Cette pétition lancée sur le site Change.org qui veut « expulser les États-Unis de l’ONU» parce qu’ils constituent « la plus grande menace pour la paix et la sécurité mondiales » ; et cela en vertu de l’article 6 de la Charte des Nations Unies stipulant : « Un Membre des Nations Unies qui a violé de manière persistante les principes contenus dans la présente Charte peut être expulsé de l'Organisation par l'Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité ».

Plus radical encore, Aaron Bushnell, ce jeune militaire américain de 25 ans qui s'est immolé devant l'ambassade israélienne à Washington. Et on ne peut s'empêcher d’avoir une pensée pour Rachel Corrie, jeune militante américaine écrasée le 16 mars 2003 à Gaza, durant la Seconde Intifada, par un bulldozer israélien

Marie-José Mondzain exprime magistralement ce surgissement de l’imaginaire radical et démocratique : « L’existence microsismique des refus et des révoltes est présente chaque fois qu’un sujet porte sur tout autre un regard sans précédent, au sens propre ».

Il y a quelques heures, des bombardements aériens massifs se sont abattus sur les tentes des réfugiés dans la ville de Rafah; après qu’Israël ait prétendu que c’était une “safe zone” où les civils palestiniens seraient en sécurité.

 

 *Texte paru sur Le Club de Mediapart le 9 mai 2024

https://blogs.mediapart.fr/nadia-haddaoui/blog/090524/gaza-ultime-colonie-penitentiaire

1- Karim Kattan, Le palais des deux collines.

2- Politiques de l'inimitié et Brutalisme sont les titres de deux livres d’Achille Mbembe.

3- Edward Saïd, Culture et impérialisme.

4- Marie-José Mondzain, K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l'imaginaire.

5- Jacques Derrida, Spectres de Marx.

6- Titre du livre de Nadia Tazi, Le Genre intraitable : politiques de la virilité dans le monde musulman.

7- Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah.

8- Edward W. Saïd, Seloua Luste Boulbina, Dans l'ombre de l'Occident / Les Arabes peuvent-ils parler ?

9- Sophie Bessis, Je vous écris d’une autre rive. Lettre à Hannah Arendt.

10- Citée par Gilbert Achcar, cette expression est attribuée par son biographe Shabtai Teveth, à David Ben Gourion, président de l’exécutif de l’Agence juive et principal père fondateur de l’Etat d’Israël.

11- Emprunté au titre d'Alain Gresh, 7 octobre: Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir.

12- Harsha Walia, Démanteler les frontières - Contre l’impérialisme et le colonialisme.